G. CONTOGEORGIS
L’offre identitaire des médias (in Revue internationale de politique comparee, 5é1998)
Resumé
Le phénomène médiatique, y compris l’innovation technologique en général, constitue la cause fondamentale et le véhicule par excellence des changements d’ordre typologique du système social et politique signalés en cette fin de siècle, ainsi que des représentations identitaires en la ma-tière. En même temps, il est responsable de l’articulation et du fonctionnement du système, les identités incluses, au niveau de
son espace. La question dans ce cadre est de savoir dans quelle mesure le «phé-noménon» médiatique correspond à la «praxis» sociopolitique; et si la transformation de l’espace mé-diatique en espace sociopolitique ne conduit pas à l’appropriation de l’un par l’autre, et à moyen terme, à l’aliénation du corpus identitaire de l’individu.
texte:
La transition de la société industrielle à la société technologique ouvre la voie d’une évolution d’ordre typologique des formations politéiennes de grande échelle (par exemple l`Etat-nation) sur des rails anthropocentriques. Dans la mesure où la so-ciété technologique représente un contexte typologiquement différent, son corpus identitaire change aussi. Le phénomène médiatique, partie intégrante de la société technologique, s’élève, dans ce cadre, en paramètre fondamental du système de com-munication global.
I. En effet, les médias, et en l’occurrence l’audiovisuel technologique, consti-tuent l’univers collectif en ce sens que l’espace médiatique s’imbrique avec le système social et politique et sa dynamique. L’espace médiatique fait en sorte que l’individu se situe à l’épicentre de l’intérêt et, par extension, du devenir social. Malgré le fait qu’il reste encore un acteur indirect, à savoir qu’il est représenté et se comporte plutôt comme “consommateur” que comme producteur de la dynamique sociopolitique, ses attachements identitaires se forment déjà largement en fonction de la dialectique éta-blie entre l’être humain et les médias .
Du coup, l’extension de l’horizon communicationnel, voire même l’éclatement des limites naturelles de l’humanité, révèlent des aspects identitaires inconnus ou qui semblaient lointains ou échappaient aux possibilités de l’individu. Ainsi, la dimension géographique change de contenu et de fonction. Les facteurs local, régional, national, européen ou planétaire sont autant d’expressions de la fonction identitaire qui, par les médias se matérialisent en espace social et politique unique et interactif. Les facteurs national, européen ou planétaire lui sont autant familiers que le local ou le régional.
Ceci se traduit par un élargissement extraordinaire du champ social et politi-que vers l’individu et par conséquent par le renversement de l’équilibre entre la socié-té et la politique en faveur de la première. La distinction entre système politique for-mel et réel devient d’autant plus chaotique que les moyens de communication se trans-forment progressivement de moyens d’information en champs de la politique . Alors les fondements de l’ancien système politique (pouvoir politique souverain, représenta-tion parlementaire, etc.) perdent leur catholicité et l’attachement de la société à l’Etat s’affaiblit sensiblement. L’élection n’assure plus une fonction légitimatrice inébranla-ble vis-à-vis du pouvoir de l’Etat, lequel est invité à chercher ses appuis dans un contexte de contestation continue.
Le pouvoir, pour sa part, d’institution souveraine se transforme en fonction dialectique qui oppose l’homme politique au citoyen. Eloigné et détenteur de l’essentiel de la politique, il se présente au champ de la praxis politique afin de dépo-ser ses options, gérer son action comme praxis quotidienne devant l’individu. Les ins-titutions et les forces intermédiaires (partis, syndicats, etc.) changent de rôle, elles aussi: leur but affiché, la conquête de ou la pression sur le pouvoir, se rééquilibre par leurs implications dans l’organisation du discours politique. La politique devient beaucoup plus un discours dialectique qu’un rapport de pouvoir. L’homme politique n’est plus l’homme de pouvoir, mais en premier lieu le rhéteur qui s’empresse au-jourd’hui pour formuler son discours devant la société; demain, pour dialoguer avec la société .
Au fur et à mesure que le phénomène médiatique se transforme en élément in-hérent à l’individu, le devenir social et politique le fait aussi. La socialisation absorbe de plus en plus la politisation, puisque toutes deux se définissent comme des fonctions d’acteurs plutôt que comme actes d’adhésion aux instances représentatives de la so-ciété. Bien que la politique au niveau des médias ait à faire face à de fortes résistances en vue de s’adapter au nouvel environnement communicationnel, le jeu politique res-semble au fond à la scène théâtrale où les acteurs politiques jouent leur propres rôles devant le public, le corps social. En somme, la reconstitution du système politique sur l’espace médiatique a pour conséquence que le politique se diffuse vers la société. Ce n’est pas la société qui s’impose en acteur politique direct. C’est la politique qui intè-gre la société . Autrefois, dans la cité, cette intégration se faisait par le déplacement physique du citoyen sur la scène politique. Dans la société technologique, c’est la scène politique qui se dresse devant l’individu dans son foyer. La différence n’est pas fondamentale en elle-même et n’amène pas à la décomposition du tissu social, comme il est généralement admis. Elle l’articule tout simplement sur un autre niveau et avec des procédés adaptés à la grande échelle politéienne.
C’est ainsi que l’absentéisme croissant du corps social répond plutôt à une évolution conceptuelle du phénomène politique que le pouvoir établi ne semble pas prêt à reconnaître. La dissociation du concept politique de son expression organisa-tionnelle au stade actuel de l’anthropocentrisme moderne – à savoir du pouvoir – et son virage vers le discours dialectique, changent profondément la fonction identificatrice du politique. Elle n’est plus attachée au pouvoir de façon unidimensionnelle ni aux institutions et aux forces intermédiaires, mais, au fil du temps, au phénomène politi-que en tant que tel. La démassification politique de l’individu, imposée par le nouveau système communicationnel et sa maturation politique le rendent de plus en plus éman-cipé et affaiblit inéluctablement les appartenances partisanes. Désormais, l’”opinion” se reconnaît dans la synthèse des approches individuelles du politique davantage que par le bilan d’appartenance à l’action partisane ou syndicale et du pouvoir.
Une fois le phénomène médiatique installé sur le cosmosystème, il transforme l’acquis anthropocentrique de l’ère technologique en point de référence universel. Au niveau planétaire l’attachement aux valeurs de l’”avant-garde” anthropocentrique ne crée pas assurément aussi les conditions socioéconomiques et culturelles de leur vécu. Par contre, elles mènent souvent à l’avènement d’un clivage beaucoup plus profond qui nourrit le cercle vicieux du rejet et de la stagnation.
D’une façon générale, l’intégration de la société dans l’espace médiatique ac-célère son homogénéisation , quant au mode de vie et aux valeurs référentielles. En même temps, les mutations au niveau du système politique libèrent les dynamiques d’autres entités culturelles (ethniques, linguistiques, religieuses, etc.) ou géographi-ques (région, etc.) dont jusqu’alors la logique et la réalité de l’Etat-nation souverain empêchait la manifestation. Aux yeux de l’individu, l’Etat cesse de condenser l’expression unique de l’entité globale et il est de moins en moins autorisé dans la ges-tion monopoliste de l’espace public et du dit intérêt général. La nation, comme concept culturel, nourrit de plus en plus la diversité politéienne, au nom de l’argument ethnocentrique qui a servi à la formation du cosmosystème moderne. Le phénomène partisan qui avait affiché comme finalité l’exercice du pouvoir de l’Etat s’adapte lui aussi – au delà de la reconsidération du concept politique que nous avons évoqué plus haut – aux nouvelles dimensions pluralistes de l’aspect politéien à l’intérieur (aspect régional, pluriculturel, etc.) et à l’extérieur (solidarité partisane, forum interétatiques, etc.).
La dissociation relative du phénomène politique du pouvoir de l’Etat et sa re-constitution au niveau du réseau médiatique acquièrent une signification particulière dans le cadre du cosmosystème global. L’Etat, autrefois, acteur souverain du système international est invité à assumer un rôle fondamental qui pourtant est conditionné par la dynamique d’ensemble. Cette évolution n’annonce pas la transition de la variable statocentrique à une phase oecuménique du cosmosystème moderne; elle constitue, tout simplement, un stade plus avancé du statocentrisme au niveau planétaire. Dans ce cadre, les clivages interétatiques (par exemple entre est et ouest, chrétienté et islam, Occident-Asie, etc.) s’élèvent progressivement d’affaires d’Etat ou de forces politi-ques en affaires de société. La cosmopolis planétaire est en dernière analyse la cosmo-polis médiatique.
De ce point de vue, l’identité européenne qui en résulta en même temps que la construction de l’espace politique européen fut hautement facilitée par le développe-ment de l’espace médiatique. Comme au niveau local, régional ou interétatique, la dy-namique politique, en vue de l’unification européenne, devint une affaire familière à la société et en l’occurrence à l’individu médiatisé.
II. L’autre grand problème concerne la relation entre le fait médiatique et la ré-alité. Dans quelle mesure le «phénoménon» médiatique reflète la praxis sociale, et, même crée les conditions d’un fonctionnement authentique du réel par les médias? De plus, à admettre que le rôle capital des médias dans la perspective technologique est intimement lié à leur fonction de champ sociopolitique, quelle place faut-il leur réser-ver dans le système?
Nous laissons de côté la première question, car elle soulève des problèmes ex-trêmement complexes qui dépassent les intentions de ce texte. Nous signalons tout de même que, d’une part, “l’image” du social qui passe par les médias est de loin plus synthétique et globale, comparée à celle, microscopique et limitée spacialement, de l’ère prè-technologique. Et que, d’autre part, grâce aux moyens technologiques de communication, les sociétés à grande échelle sont mises en un mouvement anthropocentrique avancé (libertés autonomiques, etc.).
Quant à la seconde question, on s’aperçoit que l’approche des médias comme moyens d’information part d’une hypothèse fondamentale, à savoir que la dynamique sociale et politique se produit ailleurs, dans les instances institutionnelles du système. En l’occurrence, les médias (par exemple la télévision) ne font que servir d’intermédiaire pour l’information de la société sur l’action des acteurs socio-politiques. Ainsi, devenir l’objet d’intérêts privés (par exemple, être envisagés comme entreprise ou utilisés pour augmenter son poids dans le rapport des forces) ne contre-dit pas l’esprit du système. Bien au contraire. Il suffit qu’on s’assure de la pluralité des «moyens».
En revanche, l’approche du phénomène médiatique comme champ sociopoliti-que change radicalement sa place dans le fonctionnement et les identifications du sys-tème. Car en fait, l’acteur du moyen médiatique devient un acteur fondamental du so-cial et politique. Or, l’approche en termes de propriété ou de partisan des médias conduit inévitablement à une appropriation analogue du système et à travers de celui- ci, de la société .
A long terme, ce dilemme, qui annonce l’appropriation du système par le moyen des médias, apparaît sans objet. L’évolution des médias en réseaux interactifs montre en effet la perspective de l’édification d’une articulation directe du social et du politique, le citoyen étant l’acteur organique et non plus l’opinion consommatrice ou le spectateur du fait sociopolitique et du «phénoménon» médiatique.
On conclut que le phénomène médiatique est à l’origine de changements pro-fonds dans le cosmosystème contemporain. Des changements qui ont comme dénomi-nateur commun l’articulation de l’univers collectif, de l’univers des groupes culturels, du système sociopolitique interne et même du système mondial sur l’espace d’un ré-seau médiatique. Cette évolution va inévitablement de pair avec une reconsidération radicale des concepts, des mentalités et des attitudes identitaires, qui est liée tant avec les métamorphoses de la praxis qu’avec le rôle capital des médias.
Tout montre que les médias, l’innovation technologique en général, mènent la transition de la période proto-anthropocentrique de la société civile à un anthropocen-trisme avancé dans le cadre de la société politique. Cette transition annonce l’apparition de nouvelles formes de liberté dans le social (par exemple la dévalorisa-tion croissante du travail dépendant) et dans le politique (par exemple le passage du diptyque domination/minorité à celui de l’autonomie/démocratie au sens de l’autogouvernement). Et par conséquent, l’avènement des offres identitaires qui leur conviennent.
Georges CONTOGEORGIS est professeur de science politique à l’Université Panteion d’Athènes. Il est diplômé de l’Université d’Athènes, de l’E.H.E.S.S. de Paris et de l’Université de Paris II (Doctorat d’Etat). Il a été professeur invité à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, à l’Université de Montpellier, titulaire de la chaire Francqui à l’Université Libre de Bruxelles, etc. Il fut également Rec-teur de l’Université Panteion, Président-Directeur Général de la société de Radio-Télévision Publique et ministre de service chargé de médias et de communication. Il vient de terminer un livre sur le cosmo-système hellénique, dans le cadre d’un plus vaste projet de recherche qu’il réalise actuellement sur l’impact de la théorie cosmosystémique en sciences sociales.
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