Georges CONTOGEORGIS
Université Panteion

La politique comme objet dans l’enseignement et la recherche

Le débat concernant la place de la politique comme phénomène dans l’enseignement et la recherche se concentre de nos jours sur la précision de ses «objets» plus particuliers et, par extension, sur une articulation thématique en rapport, dans le domaine des études ou de la recherche scientifique. L’«objet» de la science politique, le pouvoir politique, se présente comme donné et allant essentiellement de soi, en dépit de toutes les différenciations possibles quant à ses manifestations plus particulières, les facteurs pris en compte conjointement lors de son examen, ou les points de départ méthodologiques de la recherche. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la définition même de la politique ne fait pas particulièrement problème.
Cependant, ce choix met en évidence une faiblesse fondamentale, qui réside dans le fait que la politique est définie en liaison avec l’une de ses expressions structurelles concrètes, le pouvoir, et non d’après les éléments constitutifs de sa nature. Cette identification de la politique avec le pouvoir reproduit au fond les réalités du phénomène politique dans l’État moderne et contemporain. Réalités auxquelles sont attribuées, bien qu’elles reflètent la phase anthropocentrique primaire que traverse le mode moderne, des qualités d’originalité universelle marquées d’un label progressiste incontestable. Dans ce cadre, le passé, comme argument comparatif, ne s’inscrit pas dans la sphère des intérêts de la science politique et en tout cas, il n’est invoqué qu’à titre de simple «rappel» dans le contexte de l’évolution historique.
Je vais tenter de démontrer le fondement non scientifique et en à coup sûr non historique de cette approche du phénomène politique, qui cantonne la science de la politique dans une fonction axiologique et souvent apologétique. Dans la foulée, j’indiquerai la direction d’une proposition alternative concernant «l’objet» de la science politique et l’évolution, qui préfigure inévitablement la nécessité d’une reconsidération radicale de son arsenal gnoséologique et méthodologique.

La politique comme phénomène ou comme manifestation structurelle autonome du devenir politique global ?

Le XIXe siècle a été dominé par l’opinion que la politique c’était l’État et, plus précisément, le pouvoir politique de l’État et ses actions. Le système politique est essentiellement inexistant comme concept, étant donné qu’il est absorbé par l’État dans lequel se concentre l’essence de la politique et, par conséquent, le contenu de l’espace public. La science politique apparaît comme un simple complément ou comme la servante des sciences de l’État, où le droit constitue la composante dominante. La dichotomie entre société et politique est donnée. La société n’est pas une partie de l’État ni, par extension, du système politique. C’est pourquoi elle n’a pas ni ne doit avoir d’autre rapport avec la politique que celui d’une fonction légitimante du pouvoir, strictement délimitée.
À l’issue de la seconde guerre mondiale, la problématique concernant les mutations totalitaires de l’État, le développement de l’anthropologie et la découverte par le monde moderne de sociétés sans État, et l’élargissement, enfin, du domaine de la politique comme résultat de la rencontre progressive des sociétés modernes avec l’acquis anthropocentrique vont venir alimenter l’opinion que la version de l’identification de la politique avec le pouvoir politique est plus rentable. Bien que cette acceptation ne se différencie pas essentiellement de l’approche précédente, elle représente un progrès intéressant, car elle élargit le champ de la recherche politique. Le phénomène et la dynamique du pouvoir politique de l’État continuent à définir la politique. Mais c’est en même temps le périmètre du processus politique (les groupes, le comportement politique des masses, etc.), qui influence son être et sa logique, qui s’élargit. La science de la politique ne cesse donc pas d’être hermétiquement fermée au considérant fondamental qui comprend le phénomène, en l’occurrence la politique, non pas en liaison avec sa nature, mais en vertu d’une certaine manifestation structurelle de celui-ci, et plus précisément, du pouvoir autonome. Au panthéon des sciences, la science politique est, de ce point de vue, unique .
Les faiblesses de cette approche de la politique sont nombreuses et substantielles. De même que leurs retombées sur la compréhension du phénomène politique, la constitution de son contenu et l’organisation des études et de la recherche. Par le passé, le problème était lié davantage à la reconnaissance ou non de l’autonomie de la politique dans le cadre de la science sociale, et en particulier à sa subordination à des domaines scientifiques tels que le droit, l’économie, l’histoire, etc. Sans affirmer que la lutte pour l’autonomie de la science politique soit totalement apaisée, il est manifeste que le consensus sur son « objet », que l’on constate à notre époque, soulève plus de questions qu’on ne pourrait prétendre qu’il en résout.
La concentration de l’intérêt sur le « nœud » du problème – qui découle du fait que la science politique, à l’opposé de l’ensemble des sciences sociales, définit son objet sur la base de l’une de ses manifestations structurelles concrètes (le pouvoir) et non en vertu de sa quintessence en tant que phénomène – pose en l’occurrence la question suivante : est-ce le pouvoir, en fin de compte, le trait distinctif originellement inhérent de la société, ou simplement la politique ? Une fois que l’on admet l’identification de la politique avec le pouvoir, il est évident que l’on aboutit à la conclusion – admise d’ailleurs comme sautant aux yeux par la science politique unanime – qu’on ne peut concevoir de société politiquement constituée sans pouvoir politique. Ce pouvoir politique est autonome, avec des conditions de monopole et de domination, et à notre époque, il se ramène en principe au pouvoir de l’État. En dernière analyse, l’homme social est par nature inextricablement lié à la vie du pouvoir politique. La question se situe donc dans la clarification du contenu de ce dernier, de sa position et de son rapport avec la société : s’inscrira-t-il dans le cadre d’un système de propriété despotique ou privée, d’un régime « représentatif » qui veille à un équilibrage institutionnel interne, ou bien s’organisera-t-il selon l’axe de référence d’un régime de pluralisme socio-politique dans lequel les forces intermédiaires impriment de leur marque la quintessence du système ?
Inversement, le fait d’envisager la politique comme phénomène rend possible, sinon inévitable, la formulation, comme hypothèse de travail, d’une question alternative concernant la constitution de la politique qui ne comprendra pas le pouvoir comme composant. Quoique oratoire pour l’instant, la question revêt une importance fondamentale car le fait de la poser bouleverse complètement la structure philosophique et réelle sur laquelle repose l’existence même de l’être social. J’invoquerai un seul exemple, celui de la liberté. Dans la science politique, la notion de liberté reproduit les représentations de la société civile vivante et est donc définie exclusivement comme individuelle et, d’une certaine manière, sociale. Sur le plan politique, l’homme moderne invoque simplement certains droits qui confèrent au pouvoir politique une référence ou une légitimation sociale et qui sont estimés comme capables d’empêcher la prise d’autonomie abusive du pouvoir politique et une menace éventuelle contre les libertés individuelles et sociales. Mais entre le droit politique et la liberté politique, la distance est, à n’en pas douter, énorme. Comme toute liberté, la liberté politique recouvre une dimension d’autonomie de l’individu et de la totalité. Elle suppose donc le fonctionnement du projet politique autodéterminant et l’émancipation de la société en matière de pouvoir ou, en d’autres termes, la suppression du pouvoir autonome .
En soi, la formulation de cette hypothèse – que c’est la politique et non le pouvoir qui est inhérent à la société – ouvre de nouveaux horizons à la recherche scientifique concernant le phénomène politique. On se demandera pourtant dans quelle mesure elle est confirmée dans la pratique par l’organisation du phénomène politique au-delà du pouvoir autonome. Sur un plan théorique, mais aussi opérationnel, la réponse à cette question renvoie directement au précédent historique, sans toutefois que l’on ignore qu’elle concerne fondamentalement l’avenir. Mais le fait qu’on la reconnaisse comme une hypothèse historique ou comme une perspective rend nécessaire l’examen de l’objet de la politique en liaison avec la nature de celle-ci, indépendamment de ses manifestations structurelles, quelles qu’elles soient, dans l’espace-temps.
En ce sens, la politique comme phénomène se définit à deux niveaux : l’un concentre son attention sur la nature de ce phénomène en soi, c’est-à-dire sur la dynamique sociale encadrée d’une exigence d’action universelle, dans le cadre de laquelle seront obtenues la cohésion, la légitimation ou l’imposition, le mouvement ou le bouleversement, et donc la contestation ou le fonctionnement de la classe et, par conséquent, de la société dans sa totalité . L’autre concerne l’ampleur de la corrélation organique de la politique avec l’accomplissement de l’homme social, c’est-à-dire avec son projet autodéterminant global, la liberté. Il se peut que cette corrélation soit inexistante, comme dans le cas d’un cosmosystème despotique typique. Dans le cadre du cosmosystème anthropocentrique, la liberté, en tant que projet individuel et social d’autonomie, est recouverte originellement par la dimension « opérationnelle » ou « structurelle » de la politique au sein de la société civile. Ce que l’on cherche en l’occurrence, c’est l’indice de l’efficacité productive ou « structurelle » de la politique dans le contexte d’un climat d’équilibres garantissant un acquis anthropocentrique minimal, avec pour axe de référence le corps des droits individuels et sociaux. Or, la liberté, en tant que risque autodéterminant global, bien qu’elle suppose l’autonomie individuelle et une autonomie sociale relative, introduit comme question capitale la capacité autodéterminante sociale et politique. En tant que mesure de l’accomplissement du projet anthropocentrique, la liberté rejette indistinctement la dépendance ou la contrainte dans le domaine social (le travail dépendant ou salarié) et politique (la soumission de l’individu et de l’ensemble à un système de pouvoir). Si bien que le droit politique reconnaît comme fondamental le rôle du pouvoir, qu’il entreprend de situer dans un cadre de référence et de légitimation sociale. Inversement, la liberté politique rejette globalement la structuration de la politique sur le mode du pouvoir, qu’elle conçoit comme réfutant absolument la liberté globale de l’individu et, en conséquence, la nature anthropocentrique profonde de la société .
Au-delà de la valeur autonome de la définition ci-dessus, il est manifeste que la dissociation de la politique par rapport au pouvoir affaiblit la position réservée aux rapports de force pour l’élaboration et le fonctionnement du processus politique. En effet, l’assimilation de la politique au pouvoir se combine avec une équation essentielle du pouvoir à la force. Cette équation, qui enseigne que la politique reflète les rapports de force et par conséquent de pouvoir au niveau du devenir social, ignore totalement l‘autre dimension de la politique, résultat de la nature dialectique profonde de la politique, que nous avons vue, dans le cas de la cité, combiner essentiellement la relation « rhétorique » avec la dynamique du vote, au niveau de « l’agora ». Dans la mesure où la notion d’« agora politique » fait défaut, sa place est prise par l’« agora économique » et, par extension, la force économique est élevée de manière univoque au rang de force politique . Cependant, l’équation de la force au pouvoir est conçue comme arbitraire même dans le contexte d’un système de pouvoir. Le pouvoir est lié à la capacité décisive à la politique, instituée au-delà du corps social. La possession du processus politique par des personnes ou des forces qui se différencient de l’ensemble social compose la notion de pouvoir politique, alors que la simple possibilité d’exercer une influence ou une pression, c’est-à-dire une contrainte directe ou indirecte, en direction du processus politique ne transforme pas son détenteur en détenteur du pouvoir. Le pouvoir suppose l’absorption du processus politique, son appropriation ou sa conquête (autoritarisme) . Le pouvoir s’accompagner par une structure suffisante de force, ou en être dépourvu, auquel cas on parlera soir de vide de pouvoir, soit de pouvoir légitimé.
Les retombées de cette approche du phénomène politique se retrouvent aussi dans la question de sa typologie et, au-delà, dans la typologie du système politique. L’assimilation de la politique au pouvoir dévoile un horizon typologique extrêmement limité. Si l’on admet que la politique n’a qu’une seule dimension, celle du pouvoir, la typologie du système politique est strictement délimitée par celle-ci. Tous les systèmes politiques ont pour fondement le pouvoir politique souverain et sont classés typologiquement d’après ses diverses différenciations : la monarchie absolue, la royauté constitutionnelle, les diverses manifestations du régime représentatif (présidentiel, parlementaire, pluraliste, etc.), le régime autoritaire ou totalitaire, etc. Inversement, si l’on adopte l’hypothèse que le pouvoir est une manifestation structurelle du phénomène politique en général, on aboutit à la conclusion que l’ensemble des systèmes politiques inspirés par sa logique s’inscrivent dans la même catégorie typologique, et que ses empreintes plus spécifiques dans l’espace-temps sont de simples paramètres morphologiques . Cependant, cette conclusion génère la nécessité d’indiquer les autres expressions typologiques du phénomène politique ou, du moins, de les signaler comme hypothèses de travail.
En tout état de cause, le fait de défaire le phénomène politique de son ancrage univoque au pouvoir impose, avant toute chose, la recherche d’une base causale pour cette approche.

Les fondements de l’approche de la politique liée au pouvoir

Le recoupement des conclusions de la publication de l’Unesco, datée de 1950 , qui avait entrepris pour la première fois un inventaire de la science politique, avec son évaluation récente, tout juste menée à terme sous l’égide de l’Union européenne et de l’Institut de sciences politiques de Paris , mène au constat que le progrès réalisé entre temps dans le sens de l’autonomie de cette branche est substantiel . Mais il est tout aussi incontestable que la conception du phénomène politique demeure essentiellement, et avec tout ce que cela entraîne, inchangée.
La science politique continue à être possédée par une partialité historique, puisqu’elle reste essentiellement la science du système politique qui l’a engendrée. Je m’empresse de souligner que le lien de la science politique contemporaine avec les réalités de l’État nation ne rend pas ce dernier responsable de ses faiblesses. Il convient cependant que la profondeur limitée de son système politique a une influence correspondante sur la science politique. Amarrée à cet horizon, il était naturel que la science politique élève ses conclusions concernant le système politique moderne au rang de règle, assortie de la revendication d’une application universelle. Ainsi, tandis que la règle est projetée dans le temps, la démarche comparative se destine à servir l’hypothèse de travail fondamentale, contraignant le phénomène historique à céder. En ce sens, le contenu de la règle se présente en modèle : notre époque s’interprète comme l’aboutissement d’un long processus historique, déterminé linéairement. Tout ce qui a précédé, c’est-à-dire avant les débuts de l’histoire moderne, est évalué comme un acquis historique inférieur, « traditionnel » , puisque le monde moderne est ce que l’humanité a de meilleur à montrer. Dans ce cadre, par exemple, l’approche de la politique comme droit l’emporte sur la politique comme liberté, qui justement, en tant que projet politéien, sera égalée au totalitarisme . La « nouvelle » liberté, bien que ne dépassant pas la vie privée et certains droits sociaux et politiques, atteindra un niveau d’achèvement anthropocentrique supérieur à tout ce qu’on avait vu jusqu’alors, y compris dans la société politique « hellénique » . Cette même approche se prononce en faveur de la supériorité du système représentatif de souveraineté populaire que vit notre époque, par rapport aux systèmes politiques antérieurs de l’humanité. Y compris la démocratie. En somme, la typologie du phénomène politique, dans sa dimension historique, justifie l’argument de la force, puisque la périodisation de l’espace-temps social va exclusivement de pair avec l’acquis de l’Hégémonie . La notion, et par conséquent la typologie du cosmosystème sont totalement absentes.
Dans la mesure où l’objet cognitif de la science politique se situe, comme nous l’avons vu, dans la logique et la structure du phénomène politique, tel que celui-ci apparaît dans le système politique moderne, il ne peut fonctionner comme science jouissant d’une référence interprétative universelle. L’intéressant, en l’occurrence, est que malgré tout, la science politique moderne se sent suffisamment capable et assurée pour refuser sa compétence en ce qui concerne l’historicité du phénomène politique. Sa démarche comparative couvre essentiellement notre époque, se résume aux manifestations du phénomène politique dans l’espace contemporain . Le passé est élevé au rang d’histoire. L’histoire, à son tour, ne trouve pas de raisons de se démarquer de cette opinion.
Ce fait, et en tout cas la contestation de l’autonomie de la science politique, amènent à conclure que la politique en tant que phénomène a commencé à se libérer du cercle fermé du pouvoir de l’État et de ses options après la seconde guerre mondiale seulement. L’étude de la politique appartenait auparavant et continue à appartenir en grande part aux priorités des sciences de l’État (droit, etc.), parce que justement le champ de la politique est extrêmement réduit et encore contrôlé par les mécanismes des détenteurs de la souveraineté politique. D’où la constatation que la science de la politique, et avant elle la pratique politique anthropocentrique, passe de nos jours, en dépit de toutes les assurances du contraire, un stade « protogénétique » primaire. Cette opinion soulève en tout état de cause la question du critère sur la base duquel l’indice de l’évolution est élaboré et évalué. Pour notre part, nous admettons que cet indice, dans les sciences sociales, ne peut avoir que l’homme comme mesure, et plus précisément son degré d’accomplissement du point de vue de la liberté et de la prospérité.
En fait, on distingue deux grandes catégories typologiques de systèmes de constitution globale de l’univers ou, autrement dit, de cosmosystèmes : le système despotique, qui donne des sociétés de sujets, et le système anthropocentrique, qui fait de l’homme la composante primordiale et le but de l’être social . Le monde moderne s’inscrit dans démarche anthropocentrique. Mais son fond historique n’en reste pas moins très limité, et les éléments qui composent sa quintessence anthropocentrique, anémiques. Nul besoin d’invoquer comme hypothèse comparative l’accomplissement ou l’autonomie globale de l’homme, pour constater que les libertés dont jouissent les sociétés de l’avant-garde moderne sont au fond insuffisantes et soumises à des restrictions et conditions diverses . En effet, l’homogénéisation anthropocentrique du monde moderne est une conquête qui ne date guère que de la seconde moitié du XXe siècle. Le processus même du passage à l’anthropocentrisme, quoique long, semble à peine entrer dans le problème avec la «déclaration des droits de l’homme» et l’émergence politique de la globalité culturelle de la «nation». Les peuples européens ont invoqué les «droits de l’homme» contre la société féodale de sujets et l’entité politique de la nation pour construire leur environnement politéien anthropocentrique, en contrepoids du despotisme féodal qui reposait sur l’approche qui conçoit la politique (du pouvoir) comme liée à la propriété. L‘État, en créant pour une grande part la nation, définit, en dernière analyse, la nouvelle entité sociale dans laquelle aura lieu le passage du cosmosystème despotique au cosmosystème anthropocentrique. Nation, politique, système politique, sont ramenés à l’État, se confondent et constituent en fait une sorte de catégorie tautologique. La nation est racontée à travers l’État. L’espace public est décrit comme une notion identifiée à l’État, que le pouvoir politique de l’État est appelé à gérer de manière souveraine et sous forme de monopole. La volonté générale est essentiellement celle de la nation, dont est le détenteur du pouvoir politique de l’État est le seul porte-parole authentique. Pas la société.
Cette rencontre décisive de tous les paramètres de la politéia au sein de l’État doit être attribuée au fait que, bien que la référence légitimatrice du système politique se soir déplacée dans la région du corps social, la nature de la politique et, par extension, du système politique, n’a pas changé . Pour la science politique, la souveraineté politique continuera à constituer un champ exclusif du pouvoir étatique, face à un corps social envisagé comme politiquement non émancipé, dans la mesure où la société se situe en marge de la politique et que la sphère publique se constitue au-delà d’elle, de manière autonome, par l’État qui incarne le système politique.
Cependant, qu’on le conçoive comme impliquant un système de classes ou non, l’État, à partir du moment où il est défini comme espace public, cesse d’être un paramètre despotique. Il est appelé à fonctionner en termes de représentation et à garantir les «droits de l’homme» élémentaires, de sorte qu’avec le temps, ils s’élaborent en projet positif de liberté individuelle et sociale. Le XXe siècle a vu l’introduction des droits politiques (notamment le vote légitimateur et la liberté extra-politéienne d’expression, qui seront le passeport de la «politéicité» formelle), suivie de la politisation «massive» ou indirecte et l’intervention des groupes d’intérêts intermédiaires, entre la société privée et le pouvoir politique. Ce nouvel équilibre s’est traduit dans la notion de société civile, qui est spécifiée sur le plan politique par la projet du pluralisme, ou, autrement dit, de la rencontre des forces sociales intermédiaires avec le pouvoir politique .
Bien que, nous l’avons vu, l’individu – en tant que citoyen chimérique de l’État – soit expressément exclu du système politique, avec lequel sa relation s’articule sur le plan de l’entremise, le pouvoir étatique, en se référant à la nation, tire un avantage complémentaire de différenciation face à la volonté populaire . L’exclusion du citoyen hors du système politique a été le fait, d’une part, des limitations introduites par la grande échelle politéienne, et d’autre part, à l’insuffisance de la conscience politique de la société. Celle-ci avait besoin au départ d’un État fort et centralisateur à référence anthropocentrique, revendiquant le monopole du pouvoir politique pour faire face au résistances et à la tendance centrifuge de la féodalité . L’avènement des forces politiques, d’abord avec les partis , sera la base justificatrice de ce système, puisqu’elles revendiqueront leur légitimation politique au nom de l’incorporation anthropocentrique libérale ou socialiste. Le projet de libération sociale, le problème social dans son ensemble, qui devait concentrer pour plus d’un siècle son intérêt sur la propriété, n’a jamais mis en doute le moindre instant la nature du système politique. Mais il a constitué pour une large part la base étiologique des partis de classe et idéologiques en Europe, et l’un des fondements justificateurs de la logique autoritaire ou totalitaire du pouvoir politique dans l’entre-deux-guerres. Le dilemme politique – représentation par plusieurs ou par un seul parti, usurpation par plusieurs ou par un seul parti – devait être en partie résolu par la défaite militaire de l’Axe . Mais cela n’a pas empêché que même dans le cadre de la représentation multipartite, le problème politique a fort peu préoccupé le corps social en Europe jusqu’à nos jours. Le parti a fonctionné simultanément comme représentant, pédagogue et protecteur de sa clientèle sociale. En échange, il a été laissé libre de gérer le pouvoir de l’État dans l’esprit de souveraineté politique imposé par la lettre du système politique post-féodal.
Malgré les changements radicaux observés depuis le début des années 1980, changements qui ont fini par mener à l’effondrement des partis «idéologiques» , la problématique de la science politique et, bien entendu, la réflexion politique en général ne se sont pas écartées substantiellement de leurs positions initiales, ni pour ce qui est de l’objet de la politique ni, bien moins encore, pour ce qui est de la nature du système politique. Déjà, l’antagonisme avec le «socialisme réel» avait fini par contraindre l’école libérale de pensée et d’idéologie à abandonner le principe représentatif «classique» et à introduire après-guerre la notion de pluralisme . Mais en fait, le principe pluraliste, la notion même de société civile, convient que le système politique a cessé depuis longtemps de garantir l’équilibre sur le plan du pouvoir , si bien qu’il est laissé au pouvoir discrétionnaire du noyau dirigeant du parti qui détient la «majorité» électorale. Placée devant le dilemme du pouvoir des partis érigé en système politique, la «démocratie» est ensuite évaluée en liaison directe avec le degré de développement et de d’organisation des groupes intermédiaires dans l’environnement du pouvoir politique. Je n’entrerai pas dans le paradoxe étrange de notre époque, qui s’obstine à définir la démocratie par son contraire, le pouvoir souverain, en alléguant l’argument anhistorique selon lequel ses détenteurs sont élus et en fait, simplement légitimés par le corps social. À défaut d’autre chose, la démocratie, dans le système cosmosystémique dans lequel elle est née, a été avancée comme l’antipode du système représentatif, antérieur historiquement . Je rappelle cependant que cette tendance, qui préconise le «pluralisme» au lieu de la «représentation» comme champ de confrontation du politique et du social, en réalité, la renverse et la combat, en faisant revenir au niveau du pouvoir politique de l’État la logique féodale qui confie sa gestion aux purs rapports de forces et, d’un autre point de vue, à la propriété . En tout cas, la période pluraliste de la «démocratie» fait de la force un partenaire égal du pouvoir, et par extension, de la politique. La science politique, en définissant à son tour le phénomène politique en liaison avec le pouvoir et la force, est inéluctablement conduite à les identifier. Pouvoir et force sont des notions identifiables, précisément parce qu’ils reçoivent leur sens de leur paramètre commun, la politique, qu’ils traduisent .
D’un autre côté, bien que le «pluralisme» en tant que notion soit à l’épicentre du devenir politique, les écoles contemporaines de pensée politique éludent totalement la question majeure de la différenciation chaotique et intrinsèque entre système politique formel et système politique matériel. Je me réfère ici au fait que l’espace politique institutionnalisé a en fait été énervé , tandis que dans le même temps, le champ de la politique (la thématique, les acteurs, les moyens, etc.) s’est considérablement élargi, se diffusant en direction de la société. L’osmose accomplie dans ce cadre entre le corps social et la politique, bien que l’on estime qu’ à moyen terme elle aura des retombées bénéfiques sur la réorganisation de la relation société / politique, ne semble pas, au stade actuel, influer de manière directe sur la limitation ou le contrôle des forces agissant en coulisses, qui dictent les décisions «sensibles» du pouvoir. Je ne pense pas tant à l’action des groupes de pression officiels qu’à celle des intérêts particuliers (individuels ou collectifs) qui évoluent tant bien que mal en coulisses, ayant pour seule ligne de conduite et pour seule mesure leur propre force. Bien que la réalité de ces coulisses ait un vaste fond historique et aille souvent de pair avec la nature de la politique autonome, les conditions de publicité qui entourent de nos jours le système politique et, en tout état de cause, l’élargissement du champ de la politique posent de manière impérieuse la question de la réévaluation de sa place en ce domaine .
Le nouveau champ politique, créé en fait par le développement extraordinaire du système communicationnel sur le plan de l’État territorial, se traduit par une réévaluation substantielle de la politique dans le système des valeurs et donc, par extension, par rapport au problème social. Cette réévaluation, dont les dimensions réelles et idéologiques dépassent les limites de cette étude, remettent à l’ordre du jour la question du conceptualisme et de la méthodologie de la politique.
La conception de la politique à laquelle nous avons abouti dissocie le phénomène par rapport à l’État, au pouvoir politique ou à la force, pour le situer dans son espace naturel, qui est celui du système politique. Le fait de savoir si la politique est absorbée, en tout ou en partie, par le pouvoir de l’État (et éventuellement par d’autres pouvoirs, comme l’autoadministration) ou si, par le contrôle du pouvoir, la politique revient en fait aux forces sociales (groupes de pression, ou forces agissant en coulisses), est une autre question qui ne regarde pas la notion mais la quintessence de l’ensemble social, et donc la typologie du système politique. Ainsi la nouvelle approche du concept de politique ne nie-t-elle pas la thèse de son institutionnalisation en pouvoir, ni la nature strictement liée au pouvoir du système représentatif moderne. Elle pose en revanche le problème de l’historicité du phénomène politique, tant pour ce qui est de sa typologie (c’est-à-dire des mutations du système politique en termes de pouvoir ou de rejet de celui-ci) que du point de vue de la nature du phénomène social en général et des paramètres de l’évolution. Elle introduit de la sorte des problématiques qui concernent également la perspective, l’avenir de la politique. Il est très important de souligner que la réévaluation des thèses admises concernant la politique et ses paramètres intéresse tout particulièrement le cas grec, dans la mesure où il a subi plus que tout autre l’influence déformante de l’horizon limité de la science sociale et de son amarrage assujettissant au char de l’exemple ethnocratique .
La dissociation de la politique comme phénomène par rapport au pouvoir politique et à l’État signifie l’avènement de l’autonomie du système politique, qui acquiert une place primordiale dans le devenir politique. Cela suggère que l’État, quelles que soient les conditions, n’est pas la composante dominante et autonome de l’ensemble politéien, mais l’instrument de soutien du système politique. Le constat que le pouvoir politique domine dans le système politique moderne est important en soi. Il révèle la nature du système politique comme système strictement hiérarchisé, dans lequel le rôle du citoyen est restreint à un aspect de légitimation. Il ne dispose de compétences ni de contrôle, ni d’harmonisation, ni de révocation ni, évidemment de souveraineté . De plus, le pouvoir politique est strictement lié aux personnes et exclusif. D’ailleurs, comme nous venons de le voir, le raisonnement même du pluralisme socio-politique admet que le système des contre-pouvoirs institutionnels, qui a été avancé comme fondement de la démonarchisation du pouvoir étatique, appartient à un passé lointain, dans la mesure où que le détenteur de la majorité électorale contrôle sans partage la totalité du pouvoir politique et des mécanismes de l’État. En même temps, il préconise de mettre à la place du pouvoir univoque de l’État les rapports de forces sociaux occultes, institutionnalisés ou non .
Le dilemme est donc de savoir si la politique sera envisagée comme un phénomène diffus, inhérent au corps social qui, de ce fait, se mue en collaborateur actif du processus politique, ou comme dynamique d’évaluation ou de distribution des rapports de force au niveau du pouvoir politique de l’État. Ce dernier cas, qui traduit la notion de société civile , discerne le caractère démocratique du système politique dans la rencontre dynamique des groupes avec le pouvoir politique. C’est là, précisément, que s’articule, selon ce point de vue, le fonctionnement représentatif de la politique. La relation dialectique entre société et politique, l’absorption du politique par le social – et donc l’incorporation de l’ensemble social au processus politique –, ou du moins la dimension dynamique du champ de la politique, n’existent même pas comme hypothèse de travail et ne figurent donc pas au nombre des intérêts de la science politique. La dichotomie entre société et politique et le rôle politique marginal qui est donc réservé à la société par les maîtres théoriques de la «démocratie» apparaissent plus clairement avec l’avènement de la «nation» en but ultime de l’État. La définition politique de la «nation» construit le cadre, nous l’avons vu, de la préséance de l’État et légitime la place simplement complémentaire de la volonté populaire par rapport au pouvoir politique . Inversement, la prédominance du système politique, au lieu de celle de l’État, rattache directement le pouvoir politique (représentatif) à la volonté de la société, qui fonctionne comme partenaire unique de légitimation et ayant droit unique de ses choix.
Il est évident qu’il s’agit là d’une approche essentiellement différente, qui, y compris même dans le contexte du système de pouvoir, crée de nouvelles données dans la conception du phénomène politique et de ses paramètres. Dans ce cadre, l’«intérêt général» – qui masquait plus ou moins une parenté avec l’«intérêt national» – concerne désormais la volonté d’une «société civile» relativement achevée. La perspective alternative de l’«intérêt commun» se profile obscurément, mais reste encore, en tant qu’objectif démocratique, dans la longue durée, dans la mesure où il suppose que le concept d’«espace public» ait été détaché de l’État et soit revenu à la société. Mais dès à présent, la notion d’«espace public», tout en continuant à être fondamentalement identifiée à l’État, devient plus souple, au fur et à mesure que la politique se débarrasse des bornes strictes que lui a imposées le pouvoir étatique. La dynamique d’autonomisation de l’espace politique par rapport à l’État contribue à ce que la notion d’«espace public» soit reliée à l’«intérêt social» et en perspective, à ce qu’elle suive le processus de diffusion du politique dans le social, en coïncidant avec la notion de «commun». Le «contrat social», qui a un sens comme référence légitimante ou adhésion à un régime de souveraineté politique du pouvoir de l’État, où ce pouvoir est seul compétent pour définir de manière authentique le contenu de l’«intérêt général» ou de l’«intérêt national», cède peu à peu la place à l’équilibre politique actif qui s’organise, au-delà du système politique formel, au niveau d’un champ dynamique de la politique et donc, à l’idée d’une légitimation, l’échelle de la contestation durable étant connaissable με αδιαβάθμιτη την κλίμακα της διαρκούς αμφισβήτησης ??? (p.201). Dans la perspective de la «société civile» est posée comme objectif la «concorde», qui pourtant n’est pas compatible avec le présupposé de la «société de citoyens», la ligne de démarcation entre société (privée) et politique (de l’espace public). En tout état de cause, même dans le contexte d’un système de souveraineté politique du pouvoir, la question de savoir si l’intérêt se focalisera sur l’indice du consentement «politique» ou d’adhésion du corps social aux choix de l’État, ou si l’on admettra la séparation de l’État par rapport au processus politique, en le considérant comme le périmètre politéien, le territoire, et en fin de compte le mécanisme de soutien du système politique, n’a pas une simple valeur rhétorique .
Enfin, l’égalisation de la politique avec le pouvoir (puis avec la force) laisse fort peu de marge, nous l’avons dit, au traitement d’une problématique concernant l’évolution de contenu typologique. En revanche, l’approche de la politique comme phénomène introduit la possibilité alternative de la non-constitution du champ politique en termes de pouvoir. En ce cas, le système politique s’enrichit d’un paramètre réellement typologique, qui renonce au pouvoir. Ainsi pose-t-on ici comme critère de la classification typologique du système politique non pas la morphologie du pouvoir mais la relation entre société et politique, et plus précisément, la place de l’ensemble social dans le devenir social. Bref, la question est de savoir comment se construit la politique et qui la possède.
Quand la politique est construite sur le pouvoir, il se peut que la qualité politique de l’ensemble social en soit totalement exclu. Il s’agit du système despotique, qui se manifeste plus particulièrement comme féodalité «privée» ou «étatique» . Mais il est également possible, éventuellement, que le système politique fondé sur le pouvoir réserve au corps social un droit politique régulateur. Le système politique représentatif moderne de l’État nation relève de ce cas, qui avance comme sa principale composante la société civile. Le cas où la politique n’est absolument pas construite sur le pouvoir suggère une complète identité entre société et politique. Version plus modérée : celle du consentement au phénomène du pouvoir, sous condition d’expédition ou de «traitement» de la fonction politique de l’ensemble social. En tout cas, nous nous référons à un passage de la société civile à la société politique , dont le trait fondamental est le choix de la liberté politique au lieu du simple droit politique. Nul besoin d’être particulièrement féru d’histoire pour savoir que l’hypothèse de la société politique se retrouve dans la version achevée de la cité, qui coïncide avec la démocratie. Il est cependant nécessaire de signaler que la science politique contemporaine, parce qu’elle ignore, semble-t-il, la catégorie typologique non fondée sur le pouvoir, s’avère incapable de considérer le phénomène politique comme un processus dialectique, au-delà des rapports de force et du pouvoir. C’est pourquoi elle place en un endroit inaccessible de son champ de recherche un aspect capital de l’histoire de l’humanité et surtout, du fonctionnement politique de la société . Ce n’est donc pas là une simple hypothèse de travail, comme nous l’acceptions au départ pour faciliter notre raisonnement, mais un choix majeur tout à fait déterminant pour l’étude et bien sûr pour l’ampleur du phénomène politique.

L’impasse méthodologique

L’horizon limité et déformé de la science politique moderne apparaît en pleine lumière dans l’option méthodologique qu’elle a faite d’aborder le phénomène politique de manière synchronique et, par extension, la diachronie en termes de linéarité. Cette approche méthodologique présente au moins trois faiblesses fondamentales :
a) Elle opère sur le mode axiologique, élevant ce qui est partiel, en l’occurrence le contemporain, en valeur de référence générale, capable de fonctionner comme mesure pour une interprétation globale du phénomène politique. En conséquence, en tant que démarche méthodologique, la politique comparée est reconnue uniquement à l’intérieur de l’espace moderne. L’exemple politique moderne est trop «complexe» pour pouvoir être comparé au précédent historique et en tirer des conclusions.
b) Elle conçoit l’évolution comme allant dans son ensemble dans le sens du progrès, en ce sens que chaque étape ultérieure et classée à un niveau clairement supérieur au précédent. Du point de vue typologique, on a l’ère préindustrielle ou agraire, l’ère industrielle et l’ère technologique. Et dans le cadre même de l’ère préindustrielle, la féodalité est évaluée comme un stade plus évolué que ladite période esclavagiste, dans laquelle est rangé le système grec de la cité . Et ainsi de suite.
c) Même quand elle entreprend de construire une vision globale du phénomène politique dans sa diachronie, l’approche reste fondamentalement prisonnière de sa corrélation avec l’argument ethnocentrique. D’ailleurs, comme nous l’avons vu, la typologie historique du phénomène politique tire en principe ses appellations des caractéristiques nationales de la Puissance qui élabore sa domination politique dans le cosmo-espace. La nature du cosmo-espace, dans lequel s’inscrivent naturellement les relations d’hégémonie, passe inaperçue.
Une approche différente de la diachronie, du point de vue de la typologie politique, introduit, à la place du modèle présélectionné – qui est le monde moderne – la stricte analogie comparative entre les divers exemples historiques. Une évaluation de l’évolution qui prend aussi en compte le progrès με επίμετρο την πρόοδο ne joue pas d’une manière évidente en faveur d’un paramètre historique plutôt que d’un autre. Elle pose comme prokrima ??? la précision conceptuelle de ses critères, avec lesquels la conjoncture historique sera en tout état de cause recoupée. En fait, le précédent historique nous apprend que l’évolution ne coïncide pas par définition avec le progrès. En tant que situation humaine, le progrès se définit en liaison avec le contenu global de la vie sociale, c’est-à-dire les dimensions de liberté et de prospérité en termes de justice. Bien que l’accumulation actuelle de prospérité ne puisse se comparer à aucun précédent historique, la question de la justice impose une sérieuse réserve. De même pour la liberté. De nos jours, la liberté est fortement limitée en tant que situation individuelle et sociale, et comme autonomie sociale et politique, elle est totalement ignorée. La réalité anthropocentrique actuelle représente bien entendu un progrès, comparée à la période féodale qui a précédé. Mais peut-on sérieusement ajouter foi, du point de vue scientifique, à l’idée que la féodalité (en tant que cosmosystème despotique) constitue un stade supérieur à celui de la cité (en tant que cosmosystème anthropocentrique), et au-delà, le développement anthropocentrique actuel (en tant que société civile) par rapport au développement anthropocentrique de la cité (dans sa forme achevée comme société politique) ? Et en tout cas, peut-on ignorer que le monde moderne traverse à peine un stade statocentrique primaire, où le principe de la souveraineté étatique constitue encore le paramètre dominant ?
À l’appui de sa démarche axiologique, la science politique moderne invoque l’argument quantitatif. La petite échelle de la cité ne se compare pas à la grande échelle de l’État territorial moderne. Bien que l’État territorial ne soit pas une invention moderne, on pourrait admettre la comparaison dans la mesure où elle serait globale, serait faite en termes d’analogie et poserait comme point commun de référence la composante anthropocentrique des deux exemples. Dans ce cadre, on peut déduire que la société de la cité a vécu un parcours manifestement achevé, puisque, dans son organisation interne, elle est passée de la société civile à la société politique, et dans son organisation interpolitéienne, elle a laissé derrière elle l’acquis statocentrique et a évolué en une œcuméné cosmopolitéienne . En revanche, il est, je pense, universellement admis que l’État nation moderne vit encore une société civile simplement primaire, avec un pouvoir politique strictement attaché aux personnes et bien entendu autonome de type monarchique, c’est-à-dire dominant. Son correspondant, avec lequel la comparaison est possible, n’est donc pas la démocratie, et en l’occurrence celle des temps classiques, mais le système représentatif pré-démocratique de la cité (en l’occurrence, l’aisymnèteia). La démocratie présuppose la disparition de l’institutionnalisation en pouvoir du système politique, qui sera réalisé par le passage à la société politique, c’est-à-dire à l’autonomie complète (sociale et politique) du citoyen dans le cadre de la cité. La démocratie est exclusivement le propre de la société politique, tandis que le pouvoir représentatif constitue le système de la société civile.
Ces quelques remarques montrent très clairement que, premièrement, la méthode comparative ne se vérifie pas dans sa conception synchronique et dans l’approche linéaire de l’évolution. Elle sert un système concret et en même temps n’interprète pas mais cultive «l’image» du modèle, pour ce qui est du passé, et de l’achèvement, pour ce qui est de l’avenir. En second lieu, le problème de l’échelle n’est pas quantitatif, comme elle voudrait le faire croire, mais qualitatif. Cela veut dire que la petite échelle anthropocentrique, à l’instar de la grande, est soumise au devenir de l’évolution, et que d’autre part, la démarche comparative entre petite et grande échelle n’est pas inaccessible si l’on mobilise la condition de l’analogie. À élever le partiel (le système politique de l’État nation au stade actuel) au rang de paramètre global pour en faire un modèle fait dévier la réflexion de son but, qui est de constituer au préalable l’exemple typologique global et ensuite, d’y faire entrer les cas particuliers.
La dynamique du processus économique est un exemple indicatif, en ce qui concerne notamment sa variante industrielle considérée comme le paramètre τέμνουσα de l’histoire de l’humanité . Si l’on juge en termes quantitatifs l’économie d’un pays comme les États-Unis, on conclut qu’il n’y a pas de mesure de comparaison avec le passé. Si l’on envisage ensuite cette économie en combinaison avec les retombées que provoque sa dynamique sur le devenir social de l’entité territoriale concernée, on constate qu’elle parvient à peine à montrer les paramètres fondamentaux d’une société civile représentative. Il va sans dire que les conceptions idéologiques de la société (libertés, etc.) sont celles du stade de la société civile. Si l’on se transporte un instant dans l’Athènes du Ve siècle avant Jésus-Christ, la question à laquelle on est invité à répondre est celle de la taille de l’économie qui a été exigée pour produire le résultat socio-politique de la société politique. On constatera alors que les facteurs du système communicationnel (au nombre desquels figure l’économie), à la petite échelle d’Athènes, ont dû mobiliser une énergie de très loin inférieure pour produire des dynamiques aux retombées bien supérieures, comparées à la grande échelle, sur le plan social et politique .
Je laisse de côté la question du système communicationnel comme catégorie méthodologique pour m’arrêter simplement sur l’idée fondamentale qui m’a conduit, depuis 1972, à mettre en corrélation l’évolution primitive du système politique – et par extension le passage à la démocratie – avec les mutations survenues dans le domaine du travail. Dans la cité, la démocratie comme processus πρωτογένεσης de protogénèse, s’accompagne en fait d’une série de phénomènes nouveaux, qui mènent à l’achèvement de la société politique. Parmi eux, celui du «rejet» progressif du travail dépendant . Le «rejet» du travail dépendant est une donnée conceptuelle différente de l’«inactivité» et s’exprime sur le plan idéologique par l’idée de «loisir» (grec scholè, latin otium). Aux temps classiques , le «travail» se définit par opposition non pas à l’«inactivité» mais au «loisir» : c’est l’«absence d’occupation». Le citoyen oisif n’est pas celui qui n’a pas d’activité ou même qui simplement est désœuvré, mais le citoyen socialement libre. Et dans la mesure où le fait d’être «bien oisif» est une condition de la liberté politique ou de l’autonomie, c’est aussi une condition de la démocratie. Le «loisir» est donc lié au rejet d’aspects importants du travail économique – et surtout du travail dépendant ou salarié, conçu comme une contrainte et un esclavage, indépendamment du fait qu’il soit garanti institutionnellement – et à l’avènement d’autres formes d’«occupation», comme la politique, la culture, etc.
Ce passage a pu se faire en partie, dans le cadre du système statocentrique de la cité, avec le concours, comme nous l’avons vu, de la «machine humaine». La transplantation de ce modèle dans le système de la grande échelle anthropocentrique nous amène à conclure que l’évolution du système politique actuel, de la stricte typologie du pouvoir à la démocratie – de la société civile à la société politique – ne pourrait être envisagée qu’à travers une transformation globale analogue du cosmosystème, dont l’une des données serait le rejet du travail. La timide ré(apparition) de ce phénomène dans les années 1980 a déjà retenu l’attention de la science sociale qui, surprise, s’est empressée de proclamer la «fin du travail» . Ces approches de la «fin du travail» se distinguent par le fait qu’elles ne s’intègrent pas dans une perspective comparative plus large ni ne s’extraient, au fond, de leur contexte économique (par exemple, le problème continue à être considéré chômage et comme si ses paramètres sociaux, idéologiques et politiques, comme la liberté réellement nouvelle, n’étaient pas là) . C’est ce qui explique aillent de pair avec l’argument de la «fin de l’histoire» et non avec de le dépassement de son acquis. Cependant, c’est à juste titre qu’elles défendent le point de vue que la réalité actuelle dans le secteur du travail se façonne sous l’influence du contexte ευφυούς intelligent qu’a engendré la technologie.
La relation du phénomène politique rend plus impérative la description globale du monde même qui est relaté. L’introduction de catégories typologiques globales, qui mettent en lumière la logique de l’articulation d’ensemble et du fonctionnement du monde, pose sur des bases nouvelles les paramètres sociaux et politiques des sous-ensembles qui le composent et, bien entendu, la nécessité de leur évolution. La notion de cosmosystème définit exactement l’environnement social général et autonome dans le cadre duquel se construisent, fonctionnent et évoluent les différentes sociétés humaines. Un cosmosystème se distingue tout à la fois par un ensemble de références essentielles primordiales (cosmosystème anthropocentrique ou despotique), par un ensemble de paramètres fondamentaux, stables et changeants (économiques, sociologiques, institutionnels, idéologiques, etc.) et enfin, par un ensemble de rapports et de dynamiques qui marquent de leur empreinte la logique de l’évolution .
La science politique contemporaine met au centre d’intérêt de ses investigations le modèle social précis qu’elle contrôle de manière directe, à savoir le sous-système politéien fondamental de l’État territorial, et l’analyse comparative se cantonne à mettre en parallèle des modèles sociaux simplement similaires, déterminés dans la synchronique. La globalité cosmosystémique brille par son absence, et avec elle, les catégorisations typologiques élargies. Le système politique de la France actuelle est comparé à celui de l’Allemagne actuelle, et ainsi de suite . Cette conception reflète les réalités de la première période anthropocentrique, où l’État est appréhendé comme souverain et autarcique, tandis que les relations inter-étatiques composent le paramètre obligé de la cohabitation. Or, de la sorte, la comparaison se focalise sur certaines différences secondaires de caractère morphologique, laissant les coupures de grande taille ou les continuités de longue durée en dehors des possibilités de la recherche et de la problématique de la science politique. Nous avons déjà constaté plus haut que l’étude du phénomène historique ou la référence à l’histoire se fait en termes d’assimilation morphologique et, en tout cas, dans le cadre d’un rattachement constant du matériel pragmatologique au raisonnement linéaire.
Le fait de ramener le modèle social à une catégorie cosmosystémique révèle, comme nous l’avons suggéré dans les lignes qui précèdent, deux dimensions typologiques fondamentales du cosmosystème : le despotique (avec ses manifestations typologiques en féodalité «privée» et «étatique» ou despotisme) et l’anthropocentrique . Le premier et unique cosmosystème anthropocentrique repérable historiquement est le cosmosystème grec, qui s’élabore primitivement aux temps créto-mycéniens et se cristallise à partir de l’ère mycénienne tardive .
La quintessence cosmosystémique de l’hellénisme conçoit comme totalement erronée l’approche ethnocentrique de l’évolution grecque. L’histoire grecque n’est en rien l’histoire de la «Grèce» ni l’histoire d’une nation définie politiquement par l’État, comme le supposent naïvement les adeptes de diverses «écoles de pensée» ethnocentriques, qui se contredisent en soutenant que la nation est une création politique des temps modernes, et notamment de l’État territorial. L’histoire de la nation grecque coïncide en principe avec l’histoire de son cosmosystème. L’ approche ethnocentrique de l’hellénisme met en évidence l’absence de certains maillons essentiels de son évolution, et la périodisation du phénomène grec, qu’enseigne la science historique, demeure au plus haut point morphologique et centrée sur la référence « nationale » du pouvoir politique central : jusqu’au IVe siècle avant Jésus-Christ, l’histoire de l’hellénisme est celle de la Grèce, et elle est suivie des périodes « hellénistique », « romaine », « byzantine », « ottomane ».
L’harmonisation de l’évolution grecque avec sa quintessence cosmosystémique conduit inéluctablement à une typologie de l’hellénisme conséquente avec l’évolution de son cosmosystème. Dans ce cadre, nous distinguerons : a) la période statocentrique de la cité, et b) la période œcuménique ou cosmopolitéienne. Ce classement renvoie à deux phases typologiques distinctes du cosmosystème anthropocentrique hellénique. En sens, la seconde période représente une coupure typologique par rapport à la première, dont elle est un dépassement et une héritière, sans instaurer toutefois de rupture cosmosystémique, comme cela eût été le cas si l’espace vital hellénique avait été inclus dans le cosmosystème despotique.
Les fondements de la quintessence du cosmosystème hellénique demeurent essentiellement inchangés au cours de ses deux périodes : l’économie chrématistique et la cité. En tant que système, l’économie chrématistique est le paramètre stable et signifiant par excellence de la nature anthropocentrique des sociétés grecques. La cité, en tant que noyau politéien fondamental de type statocentrique au départ (la cité-État), puis de type cosmopolitéien (l’œcuméné), condense le projet de société globale. La logique de la cité, en tant qu’entité autonome sur le plan politéien dans le cadre de l’œcuméné, intègre plus ou moins aussi le système politique central de la cosmopolitéia. Le système politique de la politéia autonome de la capitale προβάλει στο σύνολο s’impose à l’ensemble ??? comme l’épicentre harmonisateur du système politique de l’État. De ce point de vue, Byzance est l’expression la plus achevée de la cosmopolitéia œcuménique. La période ottomane marque le compromis entre un despotisme étatique conquérant de type asiatique et le cosmosystème œcuménique grec de la cité .
Le raisonnement selon lequel le projet de la cité autonome, tel qu’il s’est peu à peu élaboré à partir de la période alexandrine, a été le fondement et le véhicule politéien du cosmosystème anthropocentrique à petite échelle jusqu’au seuil du XXe siècle, ne pousse pas simplement la science sociale à revoir ses opinions sur l’hellénisme. Il présente surtout un intérêt plus général au niveau de l’approche systématique de l’évolution socio-politique du monde, mais aussi, plus particulièrement, pour la compréhension du cosmosystème anthropocentrique à grande échelle, qui s’avère être en fin de compte le résultat du processus de dégagement du despotisme cosmosystémique et d’entrée de ses sociétés, à commencer par l’Europe, dans le sillage du cosmosystème anthropocentrique grec .
En ce sens, le cosmosystème anthropocentrique moderne constitue la troisième composante typologique du cosmosystème anthropocentrique global, qui a succédé aux deux catégories typologiques précédentes de la période grecque. Cette troisième catégorie anthropocentrique, dans la mesure où elle s’inscrit comme un élargissement des limites géographiques de l’environnement anthropocentrique mais aussi comme un passage de la petite à la grande échelle, représente un progrès. Mais dans la mesure où elle repart à zéro, pour des raisons qu’il n’est pas lieu d’examiner ici, du point de vue socio-économique et politique, elle représente un recul. Recul, parce qu’ont été perdues les conquêtes socio-politiques fondamentales de la période statocentrique grecque (par exemple, la liberté sociale comme «négation» du travail dépendant, la liberté politique en soi, et en conséquence, la démocratie) ainsi que la dimension œcuménique elle-même. Ainsi s’explique la raison pour laquelle l’acquis social et politique de la cité n’a pu être envisagé ni par conséquent être proposé en tant que globalité par une revendication comparative face à la réalité politéienne moderne de l’État nation. Mais même comme autonomie «locale», il n’a pas inspiré le projet politique moderne, non pas parce que απείδε en référence aux nouvelles conditions, mais simplement parce que le projet idéologique des sociétés modernes était très éloigné de l’acquis du cosmosystème grec arrivé à maturité. C’est d’ailleurs pourquoi il a inspiré de manière univoque le raisonnement de l’autoadministration .
Le point de référence du nouveau projet anthropocentrique s’est situé dans la construction, à partir de rien, du corpus des droits et libertés fondamentaux qui composent l’individualité primaire : les libertés personnelles et sociales élémentaires, qui englobent l’institutionnalisation de l’environnement de la relation de travail, l’objectivation du droit et de l’administration de la justice (l’«État» de droit), la prévoyance «sociale», les droits civiques, etc. Les libertés de la société politique, qui introduisent l’abandon complet du travail dépendant ou salarié, l’idéologie du loisir et, au-delà, l’autonomie politique, demeure pour les sociétés contemporaines un domaine totalement inconnu. Cette remarque revêt une valeur exemplaire parce que, bien qu’elle n’indique pas inexorablement le sens de l’évolution dans le domaine du système ethnocratrique, elle constitue pour la recherche un défi particulièrement intéressant sur le plan de la connaissance de soi, défi qui ouvre un vaste champ à l’infiltration comparative, en termes d’analogie, dans les terres vierges du phénomène politique et de sa typologique.
La conscience du point de départ différent d’où la société grecque est parvenue au domaine de la grande échelle de l’État nation acquiert dans ce cadre une importance particulière, aux vastes implications. Mais elle s’avère aussi nécessaire pour la compréhension de la spécificité grecque actuelle. L’ignorance de cette spécificité de la société grecque a été à la source de graves déformations dans l’interprétation de l’exemple grec, à commencer par sa classification dans la «périphérie» de l’avant-garde moderne. C’est elles qui ont fait qu’on l’a rapproché tantôt du cas des pays d’Amérique latine, tantôt de celui du périmètre méditerranéen, alors que ceux-ci, à l’opposé de la Grèce, ne sont pas simplement sortis récemment d’une parenthèse autoritaire, mais sont parvenue pour la première fois, en fait, à entrer dans une orbite politique anthropocentrique .
Ces catégorisations interprétatives de l’exemple grec n’expliquent pas davantage pourquoi une société de la «périphérie» telle que la société grecque a à montrer le plus ancien système représentatif / parlementaire en termes de scrutin universel , présente l’indice de loin le plus élevé de politisation directe, n’est jamais passée en fait par la phase des partis de classe et des partis idéologiques ou de libération, n’a jamais connu le moindre mouvement de type fasciste, tout en ayant vécu plus intensément que partout ailleurs la domination des parties, ni qu’elle soit partie dès l’origine sur la base d’un projet social re-distributif. Ces quelques questions peuvent se résumer dans cette simple aporie : la théorie de la «périphérie» ou du «sous-développement» est-elle en mesure d’expliquer de manière satisfaisante le phénomène du sur-développement politique de la société grecque ou certains aspects du devenir social (par exemple les approches du travail) ? Est-elle en mesure de dire pourquoi des institutions et des pratiques politiques vécues dès le départ par le système politique néohellénique sont introduites dans les pays de l’avant-garde «moderniste» quasiment un siècle et demi plus tard ? Comment interprète-t-elle le fait que ce sont précisément ces institutions et ces pratiques qui ont été évaluées par la communauté scientifique – et, au-delà, par les couches dirigeantes de la société grecque – comme les traits dépréciatifs par excellence qui ont composé et continuent de composer le «retard» grec ?
Il est manifeste que la science sociale grecque a entrepris d’harmoniser le cas néohellénique avec la norme moderne plutôt que d’interpréter le phénomène en fonction des impératifs de son évolution ou de ses manifestations. Cela s’explique très bien et est jusqu’à un certain point compréhensible, dans la mesure où la communauté scientifique grecque au sens large, depuis la constitution de l’État néohellénique, a perdu toute autonomie de pensée et a discerné dans le but – la convergence avec le cosmosystème moderne – la nécessaire convention gnoséologique et méthodologique pour l’interprétation de la société grecque. C’est ainsi que non seulement elle est parvenue à une classification ethnocentrique de l’évolution grecque pré-ethnocratique, mais a aussi toujours refusé d’attribuer les particularités de celle-ci aux points de départ différents d’où ont démarré la «norme» européenne (le despotisme féodal) et la société grecque (l’anthropocentrisme œcuménique à petite échelle) pour arriver au monde anthropocentrique moderne . Ainsi ces particularités, outre le fait qu’elles ont été considérées comme la source fondamentale de l’infortune grecque, n’ont-elles pas été exploitées comme exemple alternatif pour l’approche du monde moderne et la constitution du raisonnement scientifique.

Conclusions

Nous laisserons ces questions en suspens car il n’entre pas dans notre propos de les traiter ici, notre attention se concentrant sur la définition d’un cadre de problématique susceptible d’aider la science politique à se libérer des servitudes de l’anthropocentrisme primaire et, par extension, de la norme établie en matière de pouvoir, qui est essentiellement pré-démocratique. Nous retiendrons cependant le constat fondamental que la science politique contemporaine, piégée dans cet exemple anthropocentrique primaire, approche son objet tout en exprimant son aversion pour sa nature. Dans la mesure où elle s’autodéfinit comme directement liée à l’expression structurelle de la politique dans l’environnement du système qui l’a générée, elle apparaît en même temps comme son défenseur. Il s’agit là d’une faiblesse fondamentale, qui ne lui permet pas de concevoir le phénomène politique dans sa totalité, de constituer des catégories globales et un arsenal méthodologique approprié, et qui la limite à servir des choix politiques ou des objectifs idéologiquement coordonnés.
Ainsi le problème de la science politique, pour ce qui est de sa définition et du développement institutionnel de ses domaines, est-il fondamentalement lié à un problème plus large d’identité. Sa confirmation comme science de l’État nation a défini son objet en liaison non pas avec la nature de la politique comme phénomène mais avec son institutionnalisation concrète dans le cadre de cette nouvelle construction politéienne. La politique, comme l’État, ou du moins comme le pouvoir politique, indépendamment du fait qu’elle commence à introduire timidement au cœur de ses intérêts le périmètre de la dynamique politique, pose la question de savoir si c’est le pouvoir ou la politique qui est connexe à la société. En d’autres termes, s’il est possible de construire la politique au-delà du pouvoir ou en opposition au pouvoir et à l’exemple ethnocratique moderne. L’adoption de cette hypothèse, qui est sous-jacente dans l’exemple du cosmosystème, signifie que la science politique peut non pas simplement se poser de manière critique face au système politique existant de l’État nation, mais aussi monter une problématique d’approche nouvelle et de redéfinition de son objet. En tout cas, la reformulation de l’arsenal gnoséologique et méthodologique de la science politique est une étape préliminaire à son passage d’un rôle apologétique et limitativement légitimant dans le cadre de l’État nation, à la formation d’un autre exemple pour la politique le système politique et l’évolution.
Le problème se pose avec une acuité particulière dans le cas grec, étant donné que l’attachement totalitaire de la science sociale à la norme ethnocentrique – qui est apparu avec l’écroulement de son environnement cosmosystémique – a fonctionné de manière prohibitive pour toute entreprise qui aurait visé à mettre en évidence les conditions d’une approche différente de l’évolution. En l’occurrence, l’exemple grec a été appelé à payer le prix de l’attachement à priori de la modernité au progrès, et par extension, d’une manière d’envisager le «différent» comme une divergence périphérique et le passé historique comme simplement traditionnel.
Les lignes qui précèdent montrent que la reconsidération de «l’objet» de la politique élargit de manière spectaculaire le domaine des intérêts de la science politique, autorise la constitution de catégories interprétatives plus générales, intègre l’époque moderne dans le cosmo-espace historique en termes d’analogie comparative, bref, pose sur de nouvelles bases le contenu de son arsenal gnoséologique et méthodologique. En même temps, la science politique prend ses distances par rapport à son environnement immédiat, tout en devenant l’observateur critique du pouvoir politique en tant que souverain et avant tout en tant que phénomène univoque, et non pas seulement de ses applications concrètes et de ses politiques.
En ce sens, l’organisation consacrée et le contenu des études de science politique, les orientations de la recherche politique – parmi lesquelles figure l’exemple grec – sont extrêmement limités, extrêmement compliqués et en tout cas insuffisants pour assurer le développement d’une problématique globale concernant l’évolution, pour situer comparativement notre époque dans la longue durée historique et en tout cas dans la perspective du monde, à l’aube de son entrée dans le troisième millénaire. Une époque qui, selon tous les indices, sera marquée à long terme par la contestation interne de la souveraineté étatique – avec le passage de la société civile à la société politique, par la logique de la minorité dans le projet d’autonomie, par les systèmes politiques de souveraineté dans la démocratie. Et en un autre sens, par la mutation de la texture statocentrique du monde, si bien que le principe de la souveraineté étatique fera place à une articulation polyvalente du cosmosystème avec d’autres paramètres fondamentaux, tels que l’économie.

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