Georges CONTOGEORGIS

La politique comme phénomène chez Aristote et la science politique moderne

I. Il est communément admis qu’Aristote a toujours été considéré comme le mentor de la pensée scientifique, y compris la science politique, de son époque jusqu’à nos jours. Les références incessantes à son travail, les études que ce dernier continue de susciter montrent que le Stagirite non seulement conserve intacte son actualité, mais a aussi inscrit une hypothèque importante sur l’avenir.
L’actualité jamais démentie d’Aristote se combine avec l’aveu général qu’il existe une dichotomie entre «théorie» et «praxis» en ce qui concerne l’Antiquité grecque, en ce sens que «la société grecque… présente [d’une part] un certain nombre des caractéristiques propres aux économies domestiques précapitalistes» et de l’autre, «se distingue par un ensemble de réflexions et d’institutions dont nous savons qu’elles constituent une part fondamentale de notre héritage philosophique, scientifique, culturel et politique». Que nous adoptions ou non le point de vue selon lequel «cette époque fut trop différente de la nôtre… [et que]… nous ne pouvons pas projeter nos propres catégories sur elle», cette dichotomie mène à la conclusion que la «théorie» a pu imposer son autonomie par rapport au devenir social et développer des catégories de pensée et de concepts qui dépassent de loin la «praxis». D’où la position unanime de la science sociale, que «le long dialogue… avec l’héritage grec» s’avère extrêmement utile pour notre époque; ce qui n’inclut pas la réalité antique. En d’autres termes, la démocratie grecque n’est plus en mesure de contribuer à la compréhension ni, a fortiori, à la formation de l’avenir du système moderne. Car elle est non seulement déficitaire par rapport à la démocratie contemporaine, mais aussi, et avant tout, irréalisable. Comment réunir, en effet, en assemblée le corps social d’un Etat-nation?
Visiblement, cet argument contient une contradiction, dans la mesure où il n’y a pas de précédent dans lequel l’ensemble du corpus intellectuel d’une période historique déterminée soulève des hypothèses ou apporte des réponses à des questions d’une autre période ou nées exclusivement de l’esprit humain. Le savoir et la pensée reflètent, d’une manière ou d’une autre, la praxis et, en tant que tels, expriment et représentent leur époque. De même, l’acquis intellectuel (la littérature, etc.) conserve son actualité aussi longtemps que la praxis est fondée sur les mêmes bases cosmosystémiques que celles qui l’ont produit; ou bien la période postérieure s’inscrit dans une ligne cosmosystémique moins avancée, dans laquelle l’acquis historique apporte de réponses à des questions qui se situent encore dans le futur. En l’occurrence, si la pensée grecque inspire encore notre époque, cela signifie qu’elle n’est pas dépassée par l’histoire, et que sa portée ne dépend pas de la simple curiosité intellectuelle.
La façon dont on envisage la carrière de la littérature grecque dans le temps, particulièrement à Byzance, est analogue. Sa survivance pendant cette période, sa diffusion ultérieure dans le monde arabe furent attribuées à des motifs de pure conservation, tandis que ses utilisations étaient considérées comme relevant d’un caractère presque exclusivement mimétique. Là se situe l’origine de la différence avec l’Europe occidentale qui, pendant le Moyen Age, perdit tout contact avec la littérature grecque. Car sinon, aussi bien en Occident qu’en Orient, la pensée grecque a cessé de répondre à une demande qui était dictée par son époque, du moins jusqu’à la Renaissance.
Il n’y a aucune raison, bien entendu, de ne pas être d’accord sur le principe. La recherche d’une démarche intellectuelle anthropocentrique présuppose l’existence d’une réalité analogue, à savoir un fondement anthropocentrique de la société. Le système despotique correspond à des sociétés de sujets, l’individu étant soumis à la propriété du maître de la terre. De ce fait, l’individu n’est pas reconnu comme entité sociale autonome et par extension, politique. La fonction politique appartient en toute propriété au despote (par exemple au notable).
Réduites, à partir du Ve siècle, du statut d’imperium romain à celui d’un cosmosystème despotique, les sociétés occidentales perdirent leur contact avec la politique et, en général, avec toute activité intellectuelle. Au contraire, le flanc oriental de l’imperium romain, Byzance, sera entièrement identifié avec le monde grec qui, malgré la prédominance idéologique d’une religion comme le christianisme, qui représente un despotisme de type asiatique parmi les plus authentiques qu’ait connus l’humanité, demeure exemplairement anthropocentrique. Byzance, de même que la période ottomane de l’hellénisme, ont manqué leur but de ce point de vue, parce que, contrairement à l’époque hellénistique et romaine, qui a été étudiée par des hellénistes, elles sont tombées dans le domaine de compétence des historiens, qui étaient entravés par la pensée religieuse ou inspirés par la logique ethnocentrique des temps modernes. C’est pourquoi Byzance apparaît comme un « paradoxe» en rupture avec l’Antiquité, sans pourtant se classer formellement dans le Moyen Age occidental, non plus que dans l’époque moderne.
Une approche différente de la période byzantine et postbyzantine de la zone vitale de l’hellénisme révèle qu’elle se situe directement dans le sillage du monde antique. Cette zone non seulement n’est pas tombée dans le cosmosystème despotique (dans la féodalité « privée» ou « étatique» ), mais a conservé intact l’ensemble de l’arsenal institutionnel, économique, socio-politique, culturel et idéologique de l’anthropocentrisme grec. On pourrait dire que Byzance constitue, de plusieurs points de vue, la version morphologique la plus accomplie de la cosmopolitéia oecuménique. Elle continue, au même titre que la période hellénistique et romaine, de comprendre comme paramètre fondamental du système politique global la cité autonome, qui n’est que la cité Etat de l’époque statocentrique, adaptée progressivement aux conditions de la cosmopolitéia oecuménique. À la tête du système se trouve la Cité Régnante (la « Ville Reine» ou simplement la Polis), en l’occurrence Constantinople, qui constitue en même temps une cité autonome et la composante fondamentale de la cosmopolitéia d’ensemble. En somme, le système cosmopolitéien ressemble plutôt à une sympolitéia. Le roi et les autres institutions du système oecuménique n’échappent pas à la Cité Régnante. Bien au contraire, ils font partie intégrante de sa politéia, par laquelle certaines, telles que le roi, sont élus et en tout cas légitimés dans l’exercice de leurs fonctions. C’est uniquement dans cette optique, et non point dans celle de la littérature ecclésiastique ou de la monarchie issue du cosmosystème despotique européen, que le «paradoxe» byzantin peut être compris.
La période ottomane de la zone vitale de l’hellénisme représente, pour sa part, le compromis avec le despotisme « asiatique» auquel fut contraint par les faits le cosmosystème anthropocentrique grec. Ce compromis non seulement ne toucha pas essentiellement à la nature ni aux fondements de l’anthropocentrisme grec, mais posa même les bases d’un nouvel apogée. La commune (κοινότης) est littéralement le «commun» (κοινό), le système de la cité, qui présente par ailleurs une similitude institutionnelle et politique extraordinaire – on pourrait même dire, en pleine connaissance de cause, une identité – avec la cité-État de la période classique. L’opinion communément admise qui conclut à la fin du système de la cité suite à la conquête romaine est donc dénuée de tout fondement historique, et fausse.
C’est ainsi que l’hypothèse de la nature cosmosystémique de l’hellénisme, combinée avec le point de vue selon lequel ses fondements anthropocentriques ont été la constante qui a dominé le monde par son rayonnement, du moins jusqu’au XVIIe siècle, et dans son espace vital jusqu’au XIXe siècle, pose aussi sur des bases totalement différentes la question de l’évolution et de la périodisation de l’histoire dans son ensemble. En même temps, l’approche cosmosystémique de l’histoire, y compris la problématique de l’unité et de la continuité du cosmosystème hellénique jusqu’au seuil du XXe siècle, introduit une nouvelle dimension en ce qui concerne la fonction qui fut réservée à la littérature grecque dans son propre espace. Fonction qui s’explique uniquement par le fait de la présence dominante, dans le temps, du cosmosystème grec, et par extension, par la demande continue d’un savoir et d’une réflexion qui lui sont appropriées. Sa nature anthropocentrique, établie à la petite échelle de la chrématistique et de la cité, soulève les mêmes problèmes fondamentaux, pose des questions analogues et produit des dynamiques dont le contenu rappelle la période antérieure. Ainsi la liberté se définit-elle en fonction de la non-dépendance vis-à-vis d’un particulier ou de la politique ; le travail salarial est rejeté, cette fois dans des conditions non-esclavagistes, tandis que la politique demeure un paramètre capital de la vie, qui se conçoit, plus que comme un concept « opérationnel» , comme un outil primordial de liberté. La vision du social et de son articulation politéienne se fait à travers la cité et accessoirement au niveau central. Les concepts fondamentaux, le contexte économique et socio-politique, les identités et les mentalités collectives puisent aux mêmes sources que l’époque classique, enrichies par le fait cosmopolitéien et oecuménique. Aristote, Platon, Thucydide, Hérodote et d’autres ont donc constitué la matière première par excellence, le corpus intellectuel et méthodologique, pour la compréhension de la structure et de l’action socio-politique issues de la cité, y compris la Cité Régnante, pendant les phases hellénistique, romaine, byzantine et ottomane du cosmosystème grec. La transition à l’oecuméné que représente du point de vue typologique cette période, ne rompt pas avec la composante anthropocentrique ni avec les fondements constitutifs du cosmosystème hellénique global. Dans le même sens, il ne sera pas nécessaire d’élaborer un arsenal conceptuel nouveau, hormis les ajustements relatifs aux changements morphologiques dans le temps.
Nous tenons à souligner plus particulièrement le poids de ces remarques dans le cas de Byzance, étant donné que tout un cercle d’événements tels que la montée du christianisme, le conflit de l’anthropocentrisme byzantin avec le despotisme européen et en dernière analyse son écrasement sous la pression simultanée du despotisme occidental et oriental, et enfin l’avènement du monde ethnocentrique moderne, contribueront à obscurcir finalement la problématique concernant sa propre nature et feront prévaloir l’argument de la discontinuité du cosmosystème hellénique. Le christianisme lui-même, bien que se substituant, comme nous l’avons vu, à l’«hellénicité» et à la «romanité» comme idéologie assurant la cohésion de l’oecuméné, ne menacera en aucun cas le caractère laïc et anthropocentrique de la cosmopolitéia, à savoir la nature propre du cosmosystème hellénique. Au contraire, la coexistence du christianisme avec l’anthropocentrisme grec constatée plus haut explique à notre avis la faculté par laquelle, une fois la doctrine chrétienne parvenue à son achèvement et implantée comme idéologie dominante incontestable – fait qui coïncide avec le triomphe de l’iconolatrie -, la littérature hellénique revient au premier plan comme composante autonome.
La constatation que pendant toute la durée de l’oecuméné byzantine, la littérature grecque conserve une fonction créatrice – et non seulement un usage de conservation ou de mimétisme – est confirmée par l’oeuvre intellectuelle laïc ou scientifique qu’elle a laissée derrière elle. L’historiographie, la science du droit et de la politique, la philosophie et la pensée, la littérature ecclésiastique, etc., sont autant de contrubutions qui s’inscrivent dans le sillage de la littérature grecque. On pourrait dire qu’elles la complètent, en fonction des différenciations morphologiques et des besoins de l’époque. Elles ne la réfutent ni ne l’imitent. Les «rééditions» de la littérature grecque antique servent justement cette fonction. Elle n’a jamais été dictée par un quelconque besoin de remplir un devoir historique ou simplement par la curiosité intellectuelle de quelques-uns, coupés de tout rapport avec leur époque.
En Occident, la première consécration complète de l’anthropocentrisme a lieu essentiellement au cours du XXe siècle. La période de transition, du despotisme au cosmosystème anthropocentrique, sera longue et marquée initialement par le rattachement de certaines régions de l’ex-Empire romain d’Occident au char de la cosmopolitéia de Byzance. En fait, la Renaissance italienne n’est qu’un avatar interne du cosmosystème grec (à petite échelle, autour de la cité, etc.), marqué par la réintégration de la péninsule italique à l’anthropocentrisme byzantin. Intégration accompagnée d’un déplacement substantiel de l’épicentre économique et politique vers l’ouest. Bien plus tard, et notamment avec la prédominance du système statocentrique national, le monde nouveau se détachera définitivement de l’exemple oecuménique. C’est ce qui explique le tournant vers la période statocentrique grecque de la cité et l’apothéose de sa littérature politique. Cependant, cette apothéose ne sera pas capable de sauvegarder l’acquis socio-politique et institutionnel des cités légué aux peuples européens par l’oecuméné grecque. Au contraire, la disparition prématurée de l’exemple cosmopolitéien (par la chute de Byzance) et l’émergence progressive de l’ethno-statocentrisme les mèneront à des choix de construction anthropocentrique partant de rien. Dans ce cadre, la question majeure ne sera pas, assurément, la liberté politique, mais la libération individuelle et sociale élémentaire. Quant à la politique, les sociétés européennes se borneront à la déprivatiser, ce qui sera réalisé en privilégiant l’État comme espace public et en lui posant comme priorité le soin de veiller à «l’intérêt général». La nature de la politique demeure essentiellement inchangée. La claire distinction établie entre société et politique, l’identification de cette dernière avec l’État et l’exclusion du corps social hors du système politique constitueront la pierre de touche du premier parcours anthropocentrique du monde nouveau. De ce point de vue, les Lumières n’ont pas découvert un «nouveau type d’homme» mais simplement une version précoce et, partant, limitée du système anthropocentrique à grande échelle.
Cette contradiction entre l’apothéose de la littérature grecque, résultat de l’ultime apogée de la cité-État, la société politique, et la réalité fondamentalement proto-anthropocentrique du monde moderne, anxieux initialement de se défaire de son passé despotique, puis de poser les fondement de la société civile, engendrera le grand compromis: la littérature grecque antique sera considérée comme pouvant inspirer la science sociale moderne en vue de la mise au point de son arsenal conceptuel et gnoséologique. Mais il sera décidé que sa base matérielle, et par conséquent la réalité de la cité, ne peuvent concerner les sociétés modernes. La transition de la petite à la grande échelle de l’évolution anthropocentrique ramènera le problème de l’approche comparative de ces deux exemples aux prescriptions du simple raisonnement linéaire. La grande échelle produit par définition des formes plus élevées de civilisation socio-politique, de sorte qu’aucune analogie ne saurait être restituée avec la petite échelle de la cité. Laquelle d’ailleurs, en tant qu’«esclavagiste», sera classée à un stade d’évolution antérieur à celui-là même de la société féodale.
Inversement, l’approche de ces deux exemples anthropocentriques en termes d’analogie comparative révèle que la grande échelle de l’Etat-nation a realisé une typologie évolutive extrêmement limitée par rapport à celle de la petite échelle de la cité-État, qui représente un parachevement anthropocentrique complet. En effet, l’acquis socio-politique de l’État-nation, comparé au cosmosystème anthropocentrique grec, se situe analogiquement dans une période préclassique primeur qui coïncide avec l’émergence du système politique de l’«aisymnétie» et des révolutions sociales. En tant que système politique, l’«aisymnétie» exprime le passage du pouvoir politique, de la version privée du despotisme féodal à la «monarchie» élective. La nature du pouvoir politique ne change pas, puisqu’il reste souverain. Il acquiert toutefois une légitimité élective, comprise dans un horizon temporel déterminé, et sa politique se réfère à l’intérêt du corps social. Cette période coïncide avec deux grands moments de l’intégration anthropocentrique qui se manifestent, premièrement, par l’exigence de l’objectivation du droit (ledit «Etat de droit»), et secondement, par la dynamique de la liberté sociale (avec la version radicale de l’égalité sociale ou l’option modérée de prévoyance sociale). Le projet politique de cette époque se focalise dans la consécration du suffrage universel (le vote comme principe électif sans droit de révocation ou d’harmonisation), avec ce que cela entraîne pour le fonctionnement de la relation entre société et politique.
Dans le monde moderne, cette approche de la politique est rendue par le concept représentatif, et notamment par son identification avec le principe du pouvoir souverain de l’État. Dans ce cadre, la politique a un contenu purement opérationnel: elle est conçue soit comme une simple affaire de gestion de l’intérêt général, soit comme un mécanisme de transformation de la base économique et sociale de la société. Dans tous les cas, c’est la dimension individuelle et sociale de la liberté élémentaire qui domine. Et dans les deux cas, la politique est envisagée comme un droit, non comme une liberté. La période classique de la cité-État dénoue l’identification de la politique au pouvoir et la restitue à la société. Et cela parce que, comme dans le domaine social , la liberté élargit son concept et, incluant aussi la politique, se définit en fonction de l’émancipation de l’individu par rapport à toute forme de dépendance. La politique devient le champ de la consécration de la liberté et un bien , tout comme l’était pendant la première phase de l’intégration anthropocentrique (où domine le projet social) la propriété.
Ces lectures de la littérature grecque aident le monde moderne, dans la mesure où elles précèdent la réalité qu’il vit, mais elles ne l’aident pas à la dépasser. Elles conduisent même souvent à une confusion et à la déformation de concepts fondamentaux, telle la démocratie. Dans la cité, la démocratie apparaît comme l’achèvement de la liberté et se situe pour cette raison aux antipodes du pouvoir autonome, qu’il soit despotique ou représentatif. De nos jours, elle est conçue au contraire comme la consécration du pouvoir souverain simplement légitimé par le corps social. D’ailleurs, l’actualisation de la littérature grecque ancienne, et en l’occurrence celle d’Aristote, donnera sa pleine valeur à la séparation des pouvoirs, que le Stagirite distinguait comme étant l’élément constitutif du système politique évolué de la cité-État, pour que le monde moderne réussisse à se défaire du despotisme et atteigne ainsi une relative modération du pouvoir absolu.
L’absorption inévitable de la politique – et de l’espace public – par l’État, dans les conditions de la société apolitique post-féodale, aura pour effet la prédominance du droit. L’apparition de la science politique aura lieu beaucoup plus tard et son autonomie ne sera reconnue que dans les années soixante de ce siècle. Aujourd’hui encore, elle ne va pas de soi, puisque la plupart du temps, elle coexiste avec les sciences dont elle subissait la tutelle dans le passé. Il était donc naturel, à partir du moment où la science de la politique faisait sa réapparition dans le contexte du système politique précis de l’État-nation, qu’elle définisse son objet par la description de ses réalités. Ainsi la science politique est-elle la science de l’État ou, dans le meilleur des cas, celle du pouvoir, si l’on entend par là que c’est là, finalement qu’est produite la politique. Dans la version pluraliste, pouvoir et puissance sont des notions en quelque sorte identiques, si bien que la politique est considérée comme le rapport des forces économiques et sociales au niveau du pouvoir. La contradiction réside en l’occurrence dans le fait que la politique n’est pas définie comme un phénomène, mais en liaison avec son expression structurelle dans les sociétés déterminées vécues par le monde moderne: les formes despotiques et proto-anthropocentriques de la société civile. Cette approche sous-entend qu’il n’existe pas d’autre forme organisationnelle possible du politique, ou, en d’autres termes, que le pouvoir, puissance incluse, est un élément inhérent à la société. En conséquence, l’homme est condamné à vivre perpétuellement le phénomène de pouvoir. Autrement dit, pour la science politique moderne, la liberté ne touche pas à l’hypostase politique de l’homme.
Cette définition de la politique, au-delà du fait qu’elle joue un rôle de bilan, et même apologétique, pour le stade établi de l’anthropocentrisme, conçoit son contexte conceptuel et méthodologique dans un horizon extrêmement limité. Nous avons déjà précisé certaines des retombées de cette conception en ce qui concerne la manière d’envisager l’acquis historique. Nous venons de constater les effets déformants de la lecture «modélienne» du système socio-politique établi de l’État-nation. Nous retenons cependant que le passage de la société de citoyens à la société politique, du système du pouvoir politique souverain – qui consacre la dichotomie de la relation entre société et politique – au système politique qui introduit la compétence universelle ou l’autonomie du social, n’est envisagé par la science politique moderne pas même comme hypothèse de travail.

II. Aristote a eu la chance de vivre comme dans un laboratoire la phase la plus évoluée de l’anthropocentrisme grec de la période de la cité-État. En ce sens, le Stagirite ne se distingue pas par la constitution d’une théorie globale de l’évolution du social et du politique. Sa valeur réside dans le mérite d’avoir saisie, analysé et systématisé les réalités de la cité-État en leur apportant un fond synchronique et diachronique et une perspective sans précédent. La Politéia des Athéniens représente une vision strictement scientifique du processus évolutif du système statocentrique de la cité, des origines à son époque. La Politique, quant à elle, rend compte de l’entreprise d’Aristote d’articuler une proposition globale d’interprétation du devenir social et politique de la cité-État. Les manifestations les plus brillantes de ce devenir sont, en matière social, la prise de distance complète de la part de l’individu par rapport à l’idéal de travail, et la reconnaissance universelle du loisir (σχολή) comme projet idéal de la vie et de la liberté; en matière politique, la dévalorisation généralisé du pouvoir politique et la projection de la démocratie comme système complet d’autonomies du corps social.
Dans ce cadre, Aristote constate que «le concept de citoyen est nécessairement différent dans chaque cité». «Et comme donc il existe de nombreux types de cités, il existe aussi nécessairement plusieurs types de citoyens». Le fait de lier le citoyen au type de régime politique amène le Stagirite à formuler l’hypothèse qu’il y a plusieurs types de citoyens, dont deux principaux: «les uns à part entière, les autres limités; car ils sont citoyens, mais imparfaits».
La gradation typologique de la citoyenneté dépend du contenu, c’est-à-dire de la place du citoyen dans la cité. Tout membre de la cité (de l’État) est en principe citoyen, au sens social du terme. La femme, le jeune, l’esclave sont citoyens de l’État. Ce sont cependant des citoyens imparfaits dans la mesure où ils ne sont pas aussi reconnus comme citoyens constituant le système politique. En revanche, le citoyen complet, celui qui est «citoyen à part entière», est celui qui «participe aux honneurs», ou plus justement celui qui «participe à la fonction judiciaire et décisionnelle». Aristote se hâte de préciser qu’il distingue les «fonctions» en deux catégories: ceux qui sont limités «dans le temps», «si bien que certains ne peuvent être assumés deux fois par la même personne, et certains, pour lesquels cela est permis, seulement pendant un temps déterminés»; d’autre part, les fonctions qui sont indéterminés dans le temps et anonymes, comme celui du juge et de l’ecclésiaste. Celui qui est «citoyen à part entière» participe aux deux catégories de fonctions. Par contre, le citoyen imparfait participe à la cité (à l’État), mais non à la politeia. Aristote signale en effet plusieurs dimensions du citoyen imparfait. Mais leur trait commun est leur qualité de citoyens commandés.
La distinction entre citoyen commandant et citoyen commandé se réfère manifestement aux deux dimensions fondamentales du phénomène politique. La première concerne l’institutionnalisation en pouvoir de la politique. La seconde, un système d’autonomie politique de la société. Il s’agit dans le premier cas d’une relation différenciée et, par extension, distincte entre société et politique. Dans le second cas, le politique se diffuse dans le social, de sorte que société et politique s’articulent organiquement de manière indifférenciée.
Le phénomène de la politique qu’Aristote a en tête se reconnaît à deux niveaux: au premier, la politique se définit, par nature même, comme une dynamique et un processus par le biais desquels se réalisent la cohésion, la légitimation ou le fonctionnement de l’ordre et donc de la société dans son ensemble. L’autre niveau relie la politique à l’exigence autodéterminante de l’homme, la liberté. En tant que projet politique, la liberté inclut par définition aussi la liberté individuelle et la liberté sociale. Elle est donc universelle et en ce sens, connexe au dernier stade de l’accomplissement anthropocentrique. L’aphorisme démocratique qui définit la liberté politique comme le fait de «n’être commandé par personne» délimite la relation de l’individu à la politique dans le même esprit que celui dans lequel est délimitée toute autre relation trans-individuelle, comme par exemple la relation de travail.
En effet, dans l’anthropocentrisme primeur, le pouvoir dépendant est conçu comme un progrès tant qu’il est comparé au statut féodal du cosmosystème despotique. Il représente donc une conquête de liberté pour l’individu et c’est pourquoi il s’inscrit en priorité dans le système de ses valeurs. Plus tard, avec l’évolution progressive du cosmosystème, le travail dépendant est assimilé à la contrainte et à la non-liberté. En ce cas, le travail se retire peu à peu du système de valeurs de l’individu et est remplacé par la valeur du loisir. Dans le cadre de la cité, le rejet du travail sera en même temps le résultat de la dynamique du système et d’une évolution idéologique de la société. Mais si la dépendance définit la liberté, en quoi la politique fera-t-elle exception à la règle ? Dans la mesure où le système communicationnel rend possible une nouvelle approche idéologique ou l’élargissement de la liberté, le travail et la politique deviennent les domaines privilégiés de son exercice. La société politique exprime précisément de ce enjeu global autant que radical de la liberté, tandis que la démocratie ne le fait que de son expression politique.
Ainsi la cité, la polis, qui est composée d’«êtres différents», se constitue-t-elle en politéia. De ce point de vue, «la société est la politéia elle-même», puisque la politéia est finalement la vie et l’ordre de la cité. Le régime politique, quant à lui, définit l’aspect souverain, le κύριον de la politéia, avec la partie de la société qui cristallise sa domination par l’intermédiaire du système politique. Chez Aristote, le κύριον ne coïncide pas forcément avec le pouvoir politique souverain, mais avec le détenteur de la souveraineté politique. La différence est fondamentale: dans le système politique actuel, où la souveraineté politique coïncide uniquement avec le pouvoir étatique, le détenteur du pouvoir étatique est également détenteur de la souveraineté politique. Dans la cité, au contraire, Aristote précise que le κύριον est lié aux rapports sociaux établies dans une société déterminée. L’articulation de ces rapports fait apparaître une diversité significative (qu’elle soit monarchique, héréditaire ou élective, oligarchique, démocratique, etc.), précisément parce que la cité anthropocentrique, comparée à l’époque anthropocentrique moderne, se caractérise par un fond historique important. Cependant, la différence entre un système de pouvoir (par exemple l’aisymnétie ou la tyrannie) et la démocratie réside dans le fait que dans cette dernière, c’est le peuple, le dèmos, qui est le κύριος, le détenteur de la souveraineté politique, simplement parce qu’il dispose de la majorité en matière de décision, mais non, aussi, de l’exclusivité du pouvoir. Si donc, dans la démocratie, «la cité est la maison, le peuple est le maître, les stratèges sont les serviteurs», il n’est pas moins clair que le principe de la majorité n’a ni durée temporelle ni champ d’application au-delà de l’assemblée du peuple.
Si bien que «la politéia… est l’ordre établit dans la cité en ce qui concerne les fonctions: de quelle manière elles sont réparties et quel est le κύριον de la cité et quel est la finalité de chaque société». Cette définition laisse ouvertes toutes les questions liées à la constitution du phénomène politique, aux fonctions et à la raison d’être de la politique. L’homme, en tant qu’animal politique par nature, et non seulement social, cherche virtuellement à s’intégrer à la perspective de la liberté et de la politique. La cité anthropocentrique «est la société des hommes libres». Elle se situe donc aux antipodes des politéiai qui ont pour but la souveraineté politique sur la société («le pouvoir souverain» ) ou le service de l’intérêt particulier et non de «l’intérêt commun». L’identification de la politique avec le pouvoir et non avec la nature humaine ne va pas de pair avec le caractère anthropocentrique achevé de la cité, car la liberté est lacunaire. C’est pourquoi les obligations des systèmes à pouvoir souverains ne sont pas considérées comme obligeant les sociétés démocratiques.
Le fait que la praxis politique moderne et par conséquent la science politique ignorent la politique comme phénomène dans les deux dimensions ci-dessus et identifient la politique au pouvoir a des retombées très importantes sur une multitude de paramètres liés au devenir social et politique. On citera à titre indicatif la dichotomie entre société et politique, l’attribution de l’espace public à l’État, la promotion de l’intérêt général au lieu de l’intérêt commun, l’élévation de la nation au rang de référence étatique suprême au lieu de la société, etc. Ces principes, qui confirment la souveraineté politique du pouvoir, constituent en même temps, de manière cumulative ou alternative, les soupapes de sécurité de son autonomie face à la société, qui la légitiment également à se distancier par rapport à ses choix. Par ailleurs, dans la mesure où la société est impuissante à articuler, en dehors des institutions, sa propre volonté, le pouvoir politique peut l’invoquer pour faire face dans une position de force à la dynamique des groupes ou même les négliger, au nom de la distinction entre intérêt public et intérêt privé.
Mais d’un autre côté, l’exemple de la société anthropocentrique parachevée que révèle Aristote dément l’hypothèse fondamentale que le pouvoir, en tant que tautologie de la politique, soit inhérent à la société. Le cosmosystème grec montre que c’est la politique, et non le pouvoir, qui est inhérent, c’est-à-dire un élément constitutif de la société. En deux mots, la société n’est pas condamnée par définition à vivre le pouvoir. L’assimilation de la politique avec le pouvoir, par reproduction du premier stade anthropocentrique du monde moderne, a d’ailleurs entretenu une multitude d’hypothèses, comme l’hypothèse marxien sur l’abolition des classes qui, à son tour, entraînera l’abolition du pouvoir étatique et donc de la politique. Ou encore, la proclamation de la fin de l’histoire, etc. Le plus important de ces hypothèses concerne la périodisation de l’histoire et la typologie du phénomène politique. La périodisation de l’histoire est entreprise sur la base soit de la puissance étatique souveraine de l’époque (par exemple, Rome, Byzance, etc.), soit de la petite ou de la grande échelle (sociétés traditionnelles, sociétés industrielles, etc.), soit enfin selon d’autres critères choisis et en partie contradictoires. Pour ce qui est de la classification du phénomène politique, se révèle décisive l’élévation des manifestations morphologiques du pouvoir des paramètres typologiques du phénomène politique en général, d’où est totalement absente l’approche de la politique en termes de pouvoir sauverain. Dans ce cadre, la science politique reconnaît comme types de systèmes politiques les régimes autoritaire, présidentiel, parlementaire, etc. Ces régimes, bien que décrivant une phase de pouvoir de la société pourtant anthropocentrique, sont classés indistinctement avec les systèmes politiques du cosmosystème despotique (par exemple, la monarchie absolue).
L’approche de la politique comme phénomène introduit en revanche une classification qui tient premièrement à la nature propre du cosmosystème. Deuxièmement, à ses expressions particulières au sein de chaque cosmosystème. On distingue dans le cadre du cosmosystème anthropocentrique deux types principaux de systèmes politiques: celui qui dispose d’une articulation du politique liée à l’aspect de pouvoir, et celui qui dispose d’une articulation démocratique du politique. Les systèmes politiques modernes et ceux de la période préclassique de la cité-État sont des expressions morphologiques du premier type, tandis que celles du second type ne se rencontrent que dans les sociétés politiques de la cité: celle de la période statocentrique (en tant qu’État) et celle de la période oecuménique (en tant que cité autonome).
En tout état de cause, l’adoption de ce schéma théorique suppose une révision globale de l’arsenal conceptuel et méthodologique de la science politique contemporaine et avant toute chose, sa distanciation par rapport à l’étreinte asphyxiante de l’exemple politique de son époque. Cette révision est absolument indispensable si l’on veut comprendre, notamment, la littérature grecque, et Aristote en particulier. Elle explique en même temps les raisons pour lesquelles la littérature grecque, et la pensée aristotélicienne au premier chef, sont sans cesse à nouveau d’actualité, apportant des réponses à des phénomènes nouveaux. Nouveaux pour notre époque, mais connus de l’environnement anthropocentrique parachevé du cosmosystème grec.
Il vaut la peine de noter à ce propos qu’Aristote précise très clairement les servitudes communicationnelles imposées par l’État territorial à la constitution du phénomène politique. Mais tout en soulignant ces servitudes, il était prêt à reconnaître que le système communicationnel aurait pu aussi, à certaines conditions, placer l’État territorial – la grande échelle – sur une trajectoire évolutive de type anthropocentrique: si, à un moment donné, les conditions de l’analogie avec la cité avaient été réunies. Ces conditions, le Stagirite les localisait dans le paramètre «technologique», à savoir les automatismes technologiques qui auraient mis en mouvement les dynamiques appropriées de l’économie et de la société au niveau de la grande échelle.
En somme, le développement embryonnaire de la science politique à notre époque est directement lié au stade de développement de la société anthropocentrique moderne. L’actualité d’Aristote réside justement dans le fait qu’il a vécu et révélé, par son écriture systématique, un anthropocentrisme parachevé, dans le cadre de la cité-État, et par extension, une dimension polyvalente du phénomène politique. Il est indépassable parce que, tout d’abord, son époque n’a pas été dépassé. En même temps, il est précieux pour la compréhension de la période post-statocentrique du cosmosystème grec et notamment de notre époque et de ses perspectives de passage de la société industrielle classique à la société technologique. Passage qui coïncide aussi avec l’achèvement du caractère statocentrique du cosmosystème au niveau planétaire. En cela, la science politique moderne, en tant que science qui assimile la politique au pouvoir et à la puissance, semble dépassée, comparée à celle de l’époque aristotélicienne, qui élève prioriterement la politique au rang de liberté et de bien.
En ce sens, la révision du corpus conceptuel et méthodologique de la science politique moderne est appelée à commencer par sa réconciliation avec son objet et avec le précédent historique. À bannir son attachement inconditionnel au monde qui l’a fait naître, en envisageant le devenir social de manière globale, en tant que cosmosystème doté d’une perspective évolutive. Au seuil d’un nouvel âge des Lumières, politique cette fois, Aristote, la littérature et l’expérience grecques dans leur ensemble acquièrent une dimension unique de nécessité. Dans ce cadre, ce qui importe, ce n’est pas de revenir à la petite échelle, mais le fonctionnement de celle-ci comme précédent comparatif d’autoconnaissance et sa projection au niveau de la société à grande échelle, au fur et à mesure que se créent les conditions d’un nouvel élan anthropocentrique. Or, la question n’est pas de savoir si l’application des procédés de la petite échelle est possible pour la réalisation de la démocratie (par exemple, la réunion physique du corps social), mais si l’application du principe démocratique est possible par la mobilisation des procédés appropriés (par exemple, ceux de la technologie de la communication) sur la grande échelle. Ce qui nous amène à nous demander, en dernière analyse, si à notre époque, ce sont les procédés communicationnels de la démocratie qui sont en retard, ou tout simplement l’évolution des idées et, en l’occurrence, celle de la liberté.

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