Georges CONTOGEORGIS
La Grèce moderne : un paradigme national
issu du cosmosystème hellénique
Résumé
La Grèce représente un paradigme différent de transition au cosmosystème anthropocentrique moderne (de grande échelle). A l’opposé des autres pays européens, auxquels correspond le modèle de la transition du despotisme (ou de la féodalité) à l’anthropocentrisme, la société grecque est issue directement du cosmosystème hellénique – ou anthropocentrique – fondé sur la cité (de petite échelle). L’origine différente renvoie à une logique différente de la relation entre le social et le politique et au-delà à une finalité politique différente. Dans le premier cas, les sociétés aspirent à la construction des paramètres anthropocentriques de base. Dans le second, le système politique issu de l’anthropocentrisme primaire cherche à s’imposer à une société qui partage une culture politique fondée sur son héritage de libertés (au pluriel) post-statocentrique ou œcuménique. En ce sens, la société grecque montre comment un système de transition à l’anthropocentrisme, comme celui de la modernité, s’articule avec une société hautement développée du point de vue politique. Elle est donc précieuse, en tant que laboratoire pour effectuer des projections de la modernité dans l’avenir.
Summary
Greece represents a different paradigm of transition to the modern anthropocentric cosmosystem (large-scale). In contrast with the other European countries, to which the model of transition from despotism (or feudalism) to anthropocentrism corresponds, Greek society descends directly from the Hellenic – or anthropocentric – cosmosystem (small-scale), based on the city. This different origin suggests a different logic of relationship between society and politics, and beyond that, a different political end. In the one case, the societies aspire to the construction of basic anthropocentric parameters. In the second, the political system, which emanates from primary anthropocentrism, seeks to impose itself on a society that lives a political culture based on a post-statocentric or ecumenical legacy of freedoms (in the plural). In this sense, Greek society shows how a system of transition to anthropocentrism, like that of modernity, is articulated with a highly-developed society from the point of view of politics. It is, then, a precious laboratory to effect projections of modernity into the future.
Mots clés
Cosmosystème hellénique (ou anthropocentrique), modèle ethnocentrique européen, anthropocentrisme primaire, culture politique oecuménique, développement politique, modernité et progrès, démocratie
1. L’approche de la société néohellénique pose comme condition préalable la clarification de la nature différenciée de ses origines historiques, et par conséquent de la voie particulière qu’elle a suivie pour passer à l’Etat nation.
Le schéma classique du passage au cosmosystème anthropocentrique (à grande échelle) que révèle le fait de l’État nation a pour point de départ la société féodale, voire le résultat de la transition interne du cosmosystème despotique de la « féodalité privée » (la dite féodalité médiévale) au despotisme étatique. Cette transition est dictée par la même dynamique que celle qui a préparé le dépassement final du despotisme et la construction de la société, anthropocentriquement homogène, dans l’État.
Le passage du despotisme à l’anthropocentrisme est donc d’ordre cosmosystémique, au sens où il réalise un changement qui touche à la nature constitutive de la société : le despotisme renvoie à une « société de sujets», l’anthropocentrisme à une société fondée sur la liberté de l’être humain. Or, ce schéma évolutif, qui s’applique aussi bien au continent européen que, plus tard, au reste de la planète, s’avère entièrement erroné dans le cas de la société hellénique.
En effet, le monde hellénique fut établi progressivement, depuis les temps créto-mycéniens, en termes anthropocentriques, voire en cosmosystème à petite échelle, la société politéienne de base étant la cité. Ce cosmosystème et, par conséquent, le monde hellénique qui le véhiculait, persistèrent jusqu’au seuil du XIXe siècle.
Le passage du cosmosystème hellénique de la période statocentrique à la période œcuménique – entamé au IVe siècle – ne porta pas atteinte à sa nature constitutive. L’ensemble de ses paramètres, et au premier chef l’économie chrématistique et son agent politéien, la cité, constituèrent les fondements de l’œcuméné, tout en connaissant de nouveaux phénomènes tels que la cosmopolitéia, le système politique global de l’œcuméné ou l’avènement de la société «hétairique» , qui succéda petit à petit à la société de loisir.
Plus précisément, la société «hétairique» combine la réintégration de l’individu-citoyen au processus économique par la mise en place d’une relation, entre le travail et le capital, qui n’émane pas d’un système issu de la propriété mais qui garantit la non-dépendance du travail par rapport au capital. En cela, la société «hétairique» diffère de la société du travail qui apparaît dans la première période anthropocentrique du cosmosystème hellénique et fait dépendre le système économique directement de la propriété ; mais aussi de la société de loisir qui a succédé à la société du travail et projette le rejet du travail du citoyen au profit du travail marchandise dans le processus économique.
La pérennité du système de la cité, y compris de son statut poly–politéien et du concept de société «hétairique», prouve en fait la constance, tout au long de la période œcuménique, de l’acquis des libertés, en priorité des libertés individuelle et sociale, suivies d’un corpus bien fondé de droits socio-politiques ou, selon le cas, de la liberté politique. Il est fondamental de remarquer que les sociétés helléniques de la cité vécurent pendant la période œcuménique dans des systèmes politiques homothétiquement analogues à ceux de la phase statocentrique classique : ici la démocratie (dite directe), ailleurs une représentation complète ou un système représentatif primaire et quelquefois oligarchique, voire semi-despotique.
Le cosmosystème anthropocentrique à petite échelle, en sa qualité œcuménique, domina dans l’espace métropolitain de l’hellénisme tout au long de Byzance et sans faillir durant la période ottomane. Le caractère despotique de l’État ottoman se focalisait sur la perception du système central – qui, comparé à Byzance, avait perdu ses références anthropocentriques – et ainsi sur la base justificatrice de l’impôt auquel il soumettait les membres de la société. Mais il ne contesta jamais les fondements anthropocentriques des sociétés abritées au sein du cosmosystème hellénique, qui, dans le cadre du compromis historique avec le conquérant, continuèrent à vivre entièrement les réalités de la cité. Par contre, ce même système de la cité, dans la mesure où il sera implanté, y compris les corporations, au-delà des Alpes et servira de véhicule à la transmission des paramètres anthropocentriques en Occident, sera – à l’exception de l’Italie – incorporé dans le domaine féodal. De cité il deviendra ainsi commune .
La différence entre cité et commune est donc fondamentale : la cité définit la société anthropocentrique globale politiquement constituée, autrement dit le cadre politéien constitutif du cosmosystème anthropocentrique à petite échelle. La commune représente la cité réduite au rang de satellite interne du domaine féodal. Elle sert éventuellement à saper la féodalité mais sa nature change substantiellement. Pourtant, là où le cosmosystème anthropocentrique fonctionne de manière extensive et transforme l’espace despotique en périphérie interne, la cité domine le domaine féodal qui l’entoure et sert à sa désagrégation. Tel fut le cas de la péninsule italienne, où le système des cités fut implanté directement par Byzance, qui assura aussi sa supériorité sur le domaine féodal.
Dans l’espace vital hellénique, la cité servit un nouvel apogée des sociétés grecques, à partir du XVIIe siècle, de manière à encourager l’élaboration, suivant le précédent de l’époque romaine, d’un projet de remplacement, à la tête de l’État central, du pouvoir despotique ottoman par une cosmopolitéia grecque. En somme, la Renaissance et les Lumières, la Réforme et la Contre-Réforme, qui traduisent dans l’Occident européen autant d’étapes dans le processus de transition de la féodalité à l’anthropocentrisme et, par voie de conséquence, de la construction de l’«homme nouveau» – libre, en l’occurrence – coïncident tout simplement, dans le monde grec où l’homme libre est la constance dominante depuis la période préclassique, avec un nouvel apogée économico-politique et intellectuel, qui suivit le choc de la conquête.
Le monde grec de la cité contrôle l’économie de l’Empire ottoman, constituant l’une des plus puissantes classes bourgeoises de l’époque, la seule de nature œcuménique et non pas «nationale», dont l’action se déploie aussi en Russie, dans l’espace austro-hongrois et tout le long des côtes méditerranéennes ; elle dirige les trois patriarcats historiques, y compris le faîte des Églises orthodoxes, le patriarcat de Constantinople. En outre, le système éducatif des cités est unique en soi et le seul doté d’un caractère commun, à savoir laïc et public, incluant l’ensemble du peuple. La production intellectuelle des sociétés grecques est parmi les plus importantes, du moins jusqu’aux premières décennies du XIXe siècle.
La rencontre de l’hellénisme anthropocentrique, en train de vivre un apogée renaissant, avec l’Europe en pleine transition du despotisme à l’anthropocentrisme s’établit, comme on pouvait s’y attendre, sur une base dialectique solide qui eut pour fondement l’économie chrématistique et, dans une certaine mesure, le système de cité (communale ou non) et des corporations. Pourtant, tandis que l’Occident européen entrait progressivement dans le processus de dépassement de la féodalité et de ses annexes anthropocentriques issues du cosmos hellénique, les sociétés grecques continuent à vivre dans leur contexte anthropocentrique de type œcuménique. Le projet de «palingénésie» grecque ambitionnait la restauration des fondements anthropocentriques du cosmosystème hellénique au niveau du système central, néanmoins adaptés aux conditions du passage à la grande échelle. La cité œcuménique ne fut pas un instant considérée comme une entrave à la grande échelle cosmosystémique. Bien au contraire ; on vit dans l’État nation émergent la menace d’un recul très net aussi bien de l’acquis anthropocentrique (libertés, etc.) que de la base œcuménique de l’économie chrématistique. C’est la raison pour laquelle le monde hellénique de la cité vivant dans l’Empire ottoman ne cessa jamais de s’interroger sur la possibilité d’une solution cosmopolitéienne, même après la création de l’État nation néohellénique.
L’État néohellénique, État de type national microscopique, annexé institutionnellement au char des Grandes Puissances, devait être le vecteur de la décomposition des fondements cosmosystémiques des sociétés grecques et, en dernière analyse, de l’effondrement ethnologique de l’hellénisme. Après l’échec de la tentative de Jean Kapodistrias (1827-1831) d’actualiser la coexistence de la cité avec l’État de type national et surtout d’empêcher l’instauration d’un système d’État despotique à l’image du modèle européen, les Bavarois qui accompagnaient le roi Othon, encore mineur et imposé par la Sainte Alliance, franchirent le cap. L’État néohellénique, protectorat de fait, fut obligé de s’harmoniser définitivement à l’acquis européen en pleine transition anthropocentrique. Un monde vivant un statut de liberté plurielle au sein de la cité pluri-politéienne œcuménique – et cela malgré les entraves imposées par le pouvoir ottoman – dut ainsi reculer à une phase de proto-construction anthropocentrique de type statocentrique, et cela dans des conditions extrêmement pénibles.
C’est au cours du XIXe siècle que se dessinèrent, dans le cadre de l’État helladique, les conditions socio-économiques, politéiennes, politiques et idéologiques qui devaient accompagner la société grecque pendant le XXe siècle et jusqu’à nos jours. Ces conditions résultaient de l’addition de l’acquis hellénique – le cosmosystème anthropocentrique à petite échelle – et des impératifs du nouveau contexte anthropocentrique à grande échelle, élevé à l’espace européen.
L’amarrage solide de l’État néohellénique au modèle ouest-européen de despotisme étatique en transition, la dite monarchie absolue, imposé par la Sainte Alliance, se présentait pourtant comme totalement anachronique, puisqu’il venait en contradiction typologie avec l’acquis œcuménique de la cité. C’est pourquoi sa politique se combina à une démolition systématique du régime antérieur (du système de la cité) et au tissage simultané, autour de lui, d’un filet dévalorisant serré. Les particularités de l’application du modèle dit «européen», dans la mesure où elles étaient jugées comme des déviations par rapport à la norme, furent appréciées comme négatives par définition et imputées à «Byzance» et à la domination ottomane. Il était clair que la comparaison se faisait avec le despotisme ottoman – l’homologue de la monarchie absolue européenne – et non pas avec le cosmosystème hellénique en place.
2. Le problème de base du système politique hellénique se localisa dans la difficulté du corps social à s’adapter à l’impératif de la logique défective de la représentation vantée par la modernité. Cette représentation souffre fondamentalement de la politisation excessive des membres de la société hellénique, qui, d’ailleurs, ne s’exprime pas de manière grégaire, c’est-à-dire en masse et en termes de société assujettie aux forces politiques comme l’exige la règle moderne, mais comme une fonction politique formellement individualisée. C’est pourquoi la question ne réside pas dans la nature du système politique, qui présuppose une constitution intrinsèque a-politique de la société, mais dans le caractère déviant du corps social et dans les déformations dont le système se trouve affecté de ce fait. La politisation même se mesure, dans le cadre de la science politique moderne, en fonction de l’attachement du citoyen aux formations socio-politiques intermédiaires et non pas au temps réel qu’il consacre à la politique. Cette déviation met en doute le principe fondamental du régime, à savoir la dichotomie entre société et politique, qui traduit l’appropriation du fonds de la politique et la constitution non équivoque de celle-ci au niveau d’un troisième paramètre, autonome, l’État, dorénavant défini comme espace public et identifié au système politique.
Ce principe représentatif qu’enseigne la modernité renvoie néanmoins à une phase extrêmement primaire dans le processus de construction anthropocentrique . C’est pourquoi il se résume à la légitimation des acteurs de la politique au pouvoir de l’État. Le corps social, qui est reconnu comme formellement «souverain», est privé de toute possibilité d’exercer sa souveraineté en termes réels, voire même de contrôler le représentant, de l’inviter à se conformer à sa volonté, de révoquer son mandat, etc., avec l’argument que ni les conditions (l’échelle politéienne, la complexité des problèmes) ni sa maturité politique ne le permettent.
Dans ce cadre, les forces intermédiaires, partis politiques en tête, sont appelées à jouer un rôle compensateur crucial puisque, d’une part, il prend en charge l’édification des bases de l’anthropocentrisme (économie chrématistique, institutions, droits subjectifs, etc.) et la gestion de l’espace public, à savoir de l’État, pour le compte non pas directement de la société mais de la nation, et que d’autre part, il assume la responsabilité de l’éducation socio-politique de «l’homme nouveau». Plus le parti s’adresse à des individus peu émancipés du point de vue anthropocentrique – par exemple aux masses qui ont du mal à se défaire du lourd héritage de la féodalité –, plus son projet se focalise sur la liberté de base, la liberté individuelle, et sur les droits socio-politiques, en l’occurrence l’instauration des conditions périphériques qui permettent de soutenir cette liberté (relations de propriété, protection institutionnelle du travail, objectivation du droit et de la justice, prévoyance minimale, droit de vote et de manifester, etc.). La politique en tant que liberté, c’est-à-dire paramètre d’auto-gouvernement, ne préoccupa pas l’«homme nouveau» européen, parce qu’elle correspond à une phase largement ultérieure du processus anthropocentrique. D’où, aussi, l’approche de la praxis politique en termes d’attachement «grégaire» aux instances représentatives, qui sont appelées à exercer la fonction d’intermédiaire.
Aux antipodes de la règle moderne, la société grecque situe la demande politique au premier plan de son projet, à un point qui laisse supposer qu’elle se socialise par la politique plutôt qu’elle ne se politise par les institutions et appareils sociaux (éducatifs, etc.). En cela, elle conteste à l’État le monopole de la politique, refuse le rôle «libérateur» ou même simplement directif du parti – et des autres groupes intermédiaires (syndicats, etc.) –, rôle assorti d’une carte blanche et en tout cas d’un mandat non révocable, et d’une adhésion politique militante à ses impératifs.
Cette particularité de la société grecque renvoie clairement à une phase qui a déjà assimilé le faisceau de la liberté individuelle et des droits fondamentaux de l’époque anthropocentrique primaire (fait de «société civile») et vit une période de «société politique» au cours de laquelle le politique est absorbé en fait par le social, si bien que le système politique se situe aux antipodes des systèmes de pouvoir. C’est ce qui explique que, après l’exclusion du corps social du système politique introduit par l’État ethnocentrique, la demande de politique ait pris la forme d’un discours extra-institutionnel, sans effet décisionnel. Désormais, la politisation sert à l’affirmation de l’espace thématique de la liberté individuelle et non pas de la liberté politique. Dans le même temps, l’intervention politique des membres du corps social se concentrait essentiellement sur une négociation inégale de ses intérêts avec la classe politique . Cette relation «clientéliste» qui s’établit entre le citoyen politisé et le détenteur du pouvoir politique se situe à l’opposé de la lutte de classe. Le comportement clientéliste révèle une société politiquement émancipée devant un système politique constitué en termes de pouvoir, si bien que la politique lui échappe ; le comportement politique de «classe» renvoie à une société politiquement non émancipée dont les membres agissent en politique par personnes interposées, à savoir par leur adhésion aux forces politiques qui répondent à leur projet, pour soutenir essentiellement leur cause sociale. La différence réside aussi bien dans le contenu du projet que dans la nature du social, les uns cherchant à affirmer leur individualisme primaire (joint à la liberté individuelle), les autres allant au-delà de celui-ci, se posant la question de l’individualisme social et surtout politique.
L’héritage différent de la société grecque explique toute une série d’écarts de l’État néohellénique par rapport à la norme moderne issue de la féodalité, écarts qui ont été inscrits comme signes de retard : l’incapacité totale de la monarchie absolue et de la monarchie constitutionnelle à s’acclimater à la société grecque ; l’échec de la tentative censitaire et la généralisation, dès le départ, du droit de vote, hérité de la période précédente, qui firent que l’État hellénique constitua le premier système représentatif moderne à suffrage universel ; l’affermissement, dès la première heure, de partis politiques non idéologiques ni liés aux classes, avec une référence et une fonction qui transcendaient clairement les partis «fourre-tout» et s’accordaient au comportement politique individuel – et non pas grégaire – ; la prévalence d’un projet redistributif des ressources économiques en échange d’un projet de «société» ; la politisation individualiste au lieu de la politisation massive, etc.
Ces quelques particularités, tout à fait indicatives, révèlent la contradiction réellement fondamentale entre, d’une part, une société dotée d’une référence anthropocentrique profonde et, d’autre part, un système politique primaire par excellence, ayant vocation à gérer le passage à l’anthropocentrisme moderne. Dans ce cadre, la société grecque fut appelée à s’adapter à la logique d’un «espace public» qui lui échappait, et à fonctionner dans des conditions qui correspondaient à des sociétés dotées d’une référence politique «sous-développée».
Ce décalage entre développement politique et sous-développement politique a été mis en relation dialectique par la science politique avec d’autres manifestations du phénomène (l’économie, la culture, etc.) . Ainsi, les pays économiquement développés se rangent dans la catégorie des sociétés politiquement développées (les pays occidentaux, par exemple), tandis que les pays qui connaissent un sous-développement économique sont envisagés comme politiquement instables et enclins à l’autoritarisme, parce qu’ils sont incapables de mettre en place les facteurs d’équilibre de l’espace intermédiaire (de la société civile) qui parviennent à neutraliser la tendance naturelle du pouvoir à accumuler de la force. Cette problématique ignore, pourtant, le corps social en tant qu’acteur historique, politique et notamment politéien, et n’inscrit donc pas comme possible son intégration dans le système politique. Par conséquent, dans la mesure où les pays de la modernité ne comptent pas à leur actif le phénomène de la liberté politique – ce qui suggère l’idée de société civile –, ni même simplement un sur-développement politique du corps social, il leur est ensuite impossible de concevoir ce phénomène dans une autre société, reléguée en «périphérie» ou dans le passé. Ce qui signifie que la science sociale moderne, tout en méconnaissant d’une manière générale le «paramètre historique» comme facteur de la démarche comparative, dénie à la société grecque l’héritage de son acquis politique, ou plutôt, y voit une donnée qui vient fausser le système politique.
L’exemple du phénomène autoritaire est révélateur à cet effet : la Dictature des Colonels est cataloguée dans la même catégorie que celles qu’ont connues l’Espagne et le Portugal, sans considération du fait que là, le phénomène autoritaire remonte à l’héritage totalitaire de l’Europe de l’entre-deux-guerres et que les pays de la péninsule Ibérique ne peuvent se targuer d’une tradition en matière de système représentatif, et notamment parlementaire. Dans l’État néohellénique, le phénomène autoritaire s’inscrit comme une parenthèse dans un contexte politique représentatif extrêmement long, stable et résistant. La nature anthropocentrique héritée de la société hellénique explique largement pourquoi le phénomène totalitaire qui a secoué les sociétés (a-politiques) européennes de la même période n’eut aucun impact en Grèce. Le phénomène autoritaire en Grèce se présente donc comme le résultat d’un dépassement des bornes manifeste de la part du corps social, de la relation dichotomique entre société et politique introduite par le régime, et non pas comme indicateur d’«immaturité» démocratique de la société. La dictature de Metaxas (1936-1940) , la Dictature des Colonels (1967-1974) et surtout les excès de la répression qui sévit pendant la guerre froide rendent très nettement compte d’un climat où se déclenchèrent les réflexes de défense du système, analogues à la contestation politique.
Le déficit de légitimation du système représentatif grec, qui est attribué à la forte demande politique de la part de la société et, par extension, au contournement du principe constitutif moderne selon lequel la politique se situe par tautologie dans les enclaves représentatives et le pouvoir étatique, va de pair avec la difficulté intrinsèque du corps social à se défaire de sa nature anthropocentrique avancée de type œcuménique et à assimiler l’acquis «ethno-stato-centrique» primaire. D’autant plus que, à l’opposé de la réalité européenne, il ne doit pas son hypostase ethnique ni anthropocentrique à l’État moderne qui, en un autre sens – du point de vue de l’achèvement anthropocentrique global – a en principe fonctionné à reculons. Car, en fin de compte, le concept même de «société civile» ou son corollaire qu’est le pluralisme, l’identification même de la politique au pouvoir font place également à l’argument de la force, du rapport des forces qui équilibre le pouvoir ; mais elle n’implique pas la société en elle-même, c’est-à-dire en tant que corps politiquement constitué. Cette perspective est rejetée avec effroi par les tenants de la modernité, qui optent naturellement pour les droits politiques et non pas pour la liberté politique.
Cette remarque montre à elle seule que le projet politique moderne constitue un progrès pour les pays qui ont vécu le passage du cosmosystème despotique au cosmosystème anthropocentrique (en comparaison avec la féodalité «privée» ou la monarchie absolue, par exemple), mais non pour la zone vitale de l’anthropocentrisme hellénique, où le système de la cité avait incarné et a mené à son terme la praxis de la démocratie dite «directe» et, en tout état de cause, de l’émancipation et de l’autonomie politiques du social. C’est précisément cet acquis anthropocentrique que la société de l’État néohellénique fut invitée à abandonner pour passer à la grande échelle, sur le modèle de la modernité. Un passage qui présupposait la mise à l’écart de la société grecque par rapport au système politique, par l’adoption du principe de la dichotomie qui constitue le politique au-delà du social, dans la sphère de l’État.
Ce nouvel État va reconnaître son adversaire non pas dans la féodalité mais dans le système de la cité oecuménique, puisque c’est lui qui, d’une part, mettait en doute le principe de l’unité de la souveraineté politique du pouvoir central – et, partant, de la classe politique – tout en soulevant, d’autre part, le dilemme du choix entre la représentation primaire ou la démocratie, dans le cadre du nouvel espace politique à grande échelle, l’État nation. Ce qui fait que le choix en faveur du projet politéien moderne n’eut pas lieu, dans le cas grec, pour les mêmes raisons que dans les pays de la modernité ni n’eut les mêmes retombées. Dans ces pays, les partisans du projet anthropocentrique (la classe bourgeoise, etc.) mobilisèrent l’argument de la souveraineté étatique et le projet unificateur de la nation pour combattre essentiellement la réalité féodale et forger leur propre idée de société. En Grèce, la classe politique, qui avait auparavant combattu le compromis politéien modéré de Jean Kapodistrias au nom des «cités», s’érigea en défenseur par excellence de la souveraineté du système central. Cela explique largement la raison pour laquelle la classe politique entreprit au nom de la nation – qui pourtant avait été auparavant plurisociétale, plurisystémique et profondément libérale – d’appliquer avec conséquence la doctrine de l’homogénéisation et de l’uniformité à tous les niveaux : l’État, la société, la langue, etc.
Cette particularité de la classe politique fut une constante et, pourrait-on dire, la source du conflit qui opposa les partisans des «vieux partis» et ceux de la «modernité». Conflit qui, cependant, se rattachait non pas au passé pro-ethnocentrique de l’hellénisme (à la domination ottomane, par exemple) ou au «retard» de la société grecque, comme on le pense d’habitude, mais aux déformations du système politique, conséquences du mélange détonant qu’avait produit l’application du principe représentatif dichotomique à la société grecque. Les uns, centrés surtout sur le projet redistributif qui passe par la négociation du vote, dissimulait que la société ne disposait plus ni du système politique ni de l’infrastructure économique adéquats pour le soutenir ; les autres, centrés sur une approche opérationnelle de la reconstruction économique du pays menée par l’État, s’opposaient aux effets du sur-développement anthropocentrique (nature des demandes, comportement politique, etc.). À la difficile coexistence de ces deux légitimités s’ajoute naturellement aussi la spécificité de la société helladique post-révolutionnaire qui avait été privée, à cause de la guerre, du tissu bourgeois indigène – restreint par rapport au tissu bourgeois grec en général – et qui, en même temps, avait été coupée du corps proprement dit de l’économie chrématistique qui régnait dans l’espace vital grec au sens large.
En cela, le dilemme entre l’approche «redistributive» ou «opérationnelle» de la politique, qui a constitué le point culminant de la rivalité entre les partisans des «vieux partis» et ceux de la «modernité», doit être attribué au fait que l’État helladique fut constitué en marge de l’espace vital hellénique au sens large où logeaient ses forces dirigeantes et, pis encore, sur un tissu socio-économique et politique dévasté. Ce qui signifie qu’il n’avait ni l’espace ni la vitalité nécessaires pour développer sa dynamique interne et que finalement, les forces qui se constituèrent en classe dirigeante furent les forces de la révolution qui, au niveau de l’hellénisme, représentaient des éléments issus du peuple paysan et para-sociétal. Or, la «destinée» de la société grecque et la nature même de l’État ethnocentrique hellénique eussent été fondamentalement différents si cet État avait été constitué dans le périmètre d’un grand centre bourgeois de l’hellénisme tel que Thessalonique, Smyrne, Constantinople ou même Ioannina, etc.
3. C’est dans ce cadre que fut élaborée la problématique de l’intégration nationale qui, dès le XIXe siècle, alla de pair avec le projet de la dite Grande Idée. Pourtant, ce projet n’aura pas comme objectif la restauration de la nature cosmopolitéienne du système central, comme c’était le cas du projet de «palingénésie» avant la révolution, mais l’intégration des sociétés grecques dans l’État nation. De ce point de vue, la Grande Idée visait à l’achèvement de l’abolition des bases cosmosystémiques de l’hellénisme. L’entrée dans le XXe siècle se fit sous le signe de la conviction générale que le système politique helladique était totalement inapte à faire face à la question majeure de la renaissance et de l’intégration nationale. Le climat de déception généralisée s’accompagna d’une mobilisation sans précédent des forces de la société, qui entreprirent de redresser l’État au vu des modifications de la carte géopolitique qui se profilaient à l’horizon dans la zone de l’Empire ottoman.
Le projet de la Grande Idée fut matérialisé par E. Venizelos, qui conditionna l’intégration nationale au rattachement des régions densément habitées par des populations grecques. Mais les visées grecques dans la péninsule Balkanique se heurtèrent, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle et en particulier au début du XXe, à la présence rivale des autres peuples de la région, avec lesquels la Grèce dut lutter ou négocier . En Asie Mineure, en revanche, le projet national grec n’eut pas de rivaux, mais se heurta à l’éclosion du nationalisme turc et fut repoussé par lui, au milieu des cendres d’un héritage ottoman en train de s’effondrer.
Cet énorme engagement de la société helladique fit plus que doubler la surface du territoire. Mais il échoua sur l’essentiel de la Grande Idée, c’est-à-dire à faire de la Grèce une puissance périphérique. L’entreprise d’installation de l’État hellénique dans le noyau des populations grecques d’Asie Mineure jusqu’à la mer Noire et la Thrace aboutit au déracinement de celles-ci, ce qui mit un terme à une présence effective et ininterrompue depuis les temps mycéniens. L’incorporation de nouveaux territoires, jointe au recul grec et aux vagues de réfugiés qu’elle entraîna, transforma de manière radicale les données de la société helladique, car elle créa une nouvelle majorité dont les retombées furent sensibles, au-delà de l’économie et de la culture, dans la vie politique.
Il parut nécessaire de combiner l’entreprise micrasiatique avec une intervention plus large des grandes puissances dans l’espace de l’Empire ottoman, intervention qui fut scellée par le traité de Sèvres. Mais la catastrophe d’Asie Mineure, ou du moins son ampleur, n’était pas courue d’avance, comment on le pense généralement. Elle devint inéluctable partir du moment où le front interne s’effondra à cause de l’intervention antipolitéienne du trône dans la vie politique et dans les choix stratégiques du pays. En dehors des questions que l’on peut se poser sur la corrélation entre le changement d’orientation des facteurs internationaux et cette intervention, il reste que le trône fonctionna une fois de plus comme un agent étranger, qui avait pour vocation de «surveiller» sur le plan institutionnel la vie politique et la marche du pays. Ses options en faveur de l’une ou l’autre des grandes puissances, en l’absence de stratégie commune de la part de celles-ci sur le problème grec, n’empêche que le trône ne fut jamais intégré au corps de l’idéologie nationale grecque et que pour cela, il rechercha constamment sa légitimation auprès de forces extra-politéiennes (armée, etc.) et en particulier auprès du facteur étranger.
La période qui suivit la catastrophe d’Asie Mineure fut dominée par ses séquelles. La société grecque fut appelée à assimiler ses réfugiés, à surmonter le choc de la défaite qui avait ramené les limites démographiques de l’hellénisme à la Grèce métropolitaine, à résoudre le problème politéien posé par la présence du trône dans le pays, etc. L’inversion du rapport entre l’hellénisme helladique et l’hellénisme majeur au profit du premier marqua finalement l’abandon du projet de la Grande Idée en faveur d’un projet ethnocentrique qui devait se concentrer sur une introspection visant à la création d’une conscience identitaire nouvelle et sur le redressement à l’intérieur des limites de l’État nation.
Cette nouvelle réalité se distingue par une contestation très forte et par des bouleversements sur la scène politique, puisque que ses acteurs (les forces politiques, etc.) s’avérèrent incapables de dépasser les conséquences de la division nationale, et que l’idéologie nouvelle n’avait pu galvaniser suffisamment la dynamique politique, en sorte qu’elle devienne incontestable au niveau de l’État. Dans ce cadre, l’éloignement du trône ne pouvait être que provisoire. Le retour de la royauté s’accompagna en fin de compte de l’imposition du régime dictatorial du «4-Août 1940», sous prétexte que le parlementarisme avait échoué à faire face au nouveau paysage intérieur et international, qui imposait la nécessité de pacifier les forces bourgeoises face à l’ennemi social émergent.
En même temps, cette crise profonde de l’hellénisme, cette introversion et ces vicissitudes jetèrent les bases d’une société nouvelle, d’une problématique nouvelle concernant la politique, semèrent le germe d’une nouvelle conscience nationale qui fit resurgir la question de la nature de la Grèce et de sa place dans le monde. Le catalyseur de ces évolutions fut les «réfugiés» dotés de traditions anthropocentriques solides (conscience bourgeoise élevée, instruction et esprit œcuménique, etc.), qui d’ailleurs constituèrent d’une manière plus générale le noyau de toute explication de l’absence de mouvement fasciste dans le pays .
Assurément, le nouveau projet national, en focalisant sa problématique sur l’idée ethnocentrique et le rapport à établir entre nation et État, ramena sur le devant de la scène une série de questions liées à ce dernier. Exemple significatif qui avait déjà fait carrière au début du siècle : la question linguistique, où la doctrine ethnocentrique «un État, une nation, un pouvoir politique unique et souverain» précipita la cristallisation de la langue démotique [populaire courante, par opposition à la langue «savante»] dans le cadre du bipolarisme linguistique. Et ce sont les nombreux parlers démotiques supprimés par l’action unanime des deux adversaires qui en firent les frais.
L’épopée de la guerre et de la résistance à l’occupation procède exactement de cette dynamique. La guerre civile, bien que reflétant de manière anticipée le nouveau bipolarisme international, continua à «se nourrir» en grande partie des conséquences et des forces de la division nationale. Le problème grec continua à être avant tout politique et, en tant que tel, devint un paramètre majeur pendant la période de la guerre froide. En effet, la connexion constitutive du corps social avec le système politique empêcha son harmonisation au climat international dominant qui tenait l’alternance au pouvoir pour inconcevable et la contestation des options de l’État pour une provocation. Ainsi le recours accru à la répression de la part de l’État pendant toute la durée de la guerre froide ne fut-il pas une conséquence de la guerre civile ou de «l’immaturité» politique du système grec. Bien au contraire, on pourrait soutenir que la guerre civile aussi bien que la spécificité répressive de la guerre froide, qui culmina dans la déviation autoritaire de 1967, furent autant d’expressions du déficit démocratique de l’ordre international et, dans ce cadre, de la «réticence» de la société grecque à se plier à ses injonctions.
Pendant toute la durée de la guerre froide, le trône revint à sa «mission» historique, en assumant le rôle de garant de la docilité du pays. À cette fin, il édifia un para-système complet de mécanismes de contrôle de la pensée et de répression des écarts par rapport à la règle de l’ordre international, bref, une prise en otage du système politique. Si bien que la référence à la spécificité répressive de l’exemple grec est plus symbolique qu’évocatrice du fait lui-même, étant donné que la perspective de l’alternance au pouvoir demeura tout autant interdite dans le camp «de l’Ouest» que dans celui «de l’Est», et que le fonctionnement du para-système fut, pour les deux cas, attesté dans sa globalité. La présence répressive éventuellement moins manifeste de l’État dans d’autres pays de l’Europe occidentale est liée à une légitimation plus importante des choix du pouvoir et, de manière tout à fait claire, à une contestation moindre du déficit démocratique de la part de la société. En dernière analyse, le paradigme grec confirme la nature primaire du système moderne, qui entend assimiler la politique à la force, en rabaissant en fait le discours politique, c’est-à-dire la liberté individuelle centrée sur la politique, à un rôle accessoire.
Le début des années 1960 fut marqué par l’apparition d’une intense activité dans le domaine économique, social et politique, tendant à mettre en doute le para-système royal et à restituer la vie politique aux forces politiques et à la société civile. Ces activités, qui furent la conséquence de la reconstruction plus générale du pays, furent élaborées dans la sphère politique de l’«Union du Centre» qui, s’étant donné pour projet la «démocratisation» de la politique, entreprit d’instaurer l’alternance au pouvoir et, au-delà, de dépasser les «servitudes» imposées par la guerre froide (le para-système, les «privilèges» politiques du trône, etc.). Les événements qui suivirent prouvent que le «facteur occidental», y compris ses tenants internes n’étaient pas encore prêts à supporter l’épreuve d’une alternance au pouvoir qui introduirait la contestation du para-système «établi» et troublerait éventuellement des équilibres sensibles sur le flanc sud-est de l’OTAN. D’autant plus que le projet de «normalisation», tout en s’étant avéré capable de rassembler des forces très hétéroclites dans l’«Union du Centre», au stade de la gestion du pouvoir, éclata en tendances centrifuges dépourvues de légitimité idéologique conforme à l’esprit de la guerre froide.
L’«apostasie» de 1961 symbolise, de ce point de vue, le manque de disposition des libéraux du centre à accepter l’évolution du parti de l’«Union du Centre» en une social-démocratie, porteuse d’un discours radical, tant que les libéraux conservateurs restaient prisonniers du para-système. En ce sens, l’éclatement de l’«Union du Centre» dissimule donc la dynamique d’un processus d’unification politique des forces libérales et en même temps la tendance de la social-démocratie à rechercher une expression politique que rendait nécessaire la nouvelle réalité économique et sociale du milieu des années 1960.
Le putsch du 21 avril 1967 représente le dernier acte d’un para-système qui, relativement émancipé par rapport à sa direction naturelle, le trône, et inquiet des évolutions, entreprit de les renverser. Vu dans le contexte du bipolarisme international, il coïncide avec une tendance sans cesse croissante de la direction «atlantique» à entretenir la déviation autoritaire par rapport à la légalité «démocratique» comme une manière de faire face à l’adversaire idéologique et politique de l’intérieur.
Assurément, une nouvelle fois, la non-conformité de la vie politique grecque à la norme «internationale» ou, plus simplement, l’impuissance du système politique à produire des politiques en rapport avec le poids du pays et avec sa place dans le nouveau contexte cosmosystémique, conduisirent à une énorme majoration du prix à payer. En cela, on peut dire que la tragédie de Chypre traduit typiquement l’omission systématique de la classe politique grecque de prendre en compte le facteur international dans la gestion du problème ou, mieux, à envisager sa solution sous l’angle d’une «rencontre» stratégique du pays avec les grandes puissances qui façonnaient la carte géopolitique de la région. Le problème «macédonien» est venu confirmer une nouvelle fois cette constante de la vie politique grecque, qui consiste à formuler les questions de politique étrangère en connexion avec des appréciations internes avant de les lancer sur la scène internationale comme des «vérités» non négociables et comme un effet manifeste du repli global.
4. Le retour à la «démocratie» après 1974 se caractérise par une clarification rapide du paysage politique et par le rétablissement de la scène politique dans la lignée de ce qui avait déjà commencé à se cristalliser avant la parenthèse autoritaire. Dans la mesure où la présence du trône dans le pays était non pas une conséquence naturelle du passage du despotisme à l’anthropocentrisme mais un choix de la Sainte Alliance soucieuse de débarrasser le continent européen d’un projet républicain profondément démocratique, inhérent au cosmosystème hellénique, mais inconcevable à l’époque, et de contrôler les évolutions dans la zone vitale de l’hellénisme au sens large, son éloignement constitue un fait majeur sur le plan aussi bien réel que symbolique. Il faut le souligner, cet événement se produisit toutefois à peu de frais pour les tenants de la monarchie, étant donné que celle-ci s’éteignit comme institution et que l’hellénisme, en tant que facteur économico-culturel et politique et en tout cas comme entité étatique, avait cessé de constituer matériellement une menace impondérable.
Le nouvel ordre politéien, qui se cristallisa dans la Constitution de 1975, rétablit en fait la continuité de la vie politique grecque, qui se caractérise par un clivage fondamental entre système politique formel et système politique réel. Le champ réel de la politique, déjà extrêmement large en raison de la forte demande politique de la part de la société grecque, se trouva alimenté par une nouvelle dynamique, libérée par le passage progressif de la société industrielle classique à la société technologique.
Entre temps, l’effondrement de la Dictature ramena le système des partis au point où il avait stoppé. La droite prit désormais la forme de la «Nouvelle Démocratie» libérale ; l’espace de la gauche fut occupé par ses deux expressions, le parti eurocommuniste et le parti communiste orthodoxe du K.K.E. ; quant au terrain de l’ancienne «Union du Centre», il vit surgir les deux principales composantes de la période de «l’apostasie», l’«Union du Centre-Forces Nouvelles» et le «Mouvement socialiste panhellénique» (PASOK). Mais dans la mesure où le schéma des deux grands partis libéraux s’avérait socialement irréalisable, le centre ne tarda pas à s’écrouler sous la pression de la «Nouvelle Démocratie», qui réalisa une ouverture sociale et politique d’envergure en direction des couches moyennes et des plus humbles et ouvrit une brèche vers le dépassement du passé issu de la guerre civile et de la guerre froide. De son côté, le PASOK, plus ou moins dépouillé des revendications pré-dictatoriales de l’«Union du Centre» et de la Gauche pour la «démocratisation» de la vie politique, la réinsertion des vaincus de la guerre civile dans le système et un «rééquilibrage» relatif de la position internationale du pays, entreprit d’occuper le terrain d’un programme socialiste radical (nationalisations, etc.), tout en promettant une prise de distance du pays par rapport à «l’Ouest» (sortie de l’OTAN et de la CEE, fermeture des bases militaires américaines, etc.). En réalité, son discours politique visait manifestement à creuser le fossé entre la «droite» et la «gauche» afin d’y construire son propre espace vital. D’où les contradictions inhérentes qui séparent son action politique de son discours politique. Au nom de la transition socialiste, il cultiva l’incrédibilité de l’État et une approche «pillarde» de l’espace public, tout en élargissant le fossé de l’inégalité sociale et en consolidant le substrat capitaliste de la société. Le projet d’«approfondissement» de la démocratie consacra la mainmise partisane sur les institutions de l’État et de la société, en cherchant systématiquement à enfermer le corps électoral dans la mémoire historique, dans la mobilisation de pratiques clientélistes de masse et dans l’appropriation ouverte des mécanismes et des ressources de l’État. L’«opposition» frontale avec «l’Occident» scella l’incorporation sans précédent du pays au système de ce dernier. Il est évident que la rhétorique anti-occidentale du PASOK ne dissimulait pas d’option tiers-mondiste. Elle était dictée avant tout par son intention de tirer profit du «syndrome anti-occidental» distillé dans les masses par le souvenir historique de la prise de Constantinople (en 1204) et entretenu depuis lors par l’Église afin de faire face à sa rivalité avec l’Église catholique. Syndrome qui se prêtait à la fomentation en raison des humiliations historiques successives – les dernières en date étant la Dictature des Colonels et l’occupation turque sur une partie du territoire de Chypre –, et en tout cas, d’un traumatisme national latent dans l’hellénisme moderne, que la Direction de PASOK avait intérêt à mettre en avant pour contrebalancer la stagnation économique et l’isolement international provoqués par sa politique.
La période qui s’ouvre à partir du milieu des années 1980 coïncide avec l’apogée d’une contestation sociale sans cesse croissante face à un partitocratisme dominant. Malgré la stagnation économique imposée à la société grecque pendant la première période de gouvernement du PASOK (les indices industriels sont en 1990 au niveau de ceux de 1980), son intégration institutionnelle à l’ensemble européen, accomplie par l’entrée définitive du pays dans la Communauté européenne en tant que dixième membre, à la fin de l’année 1980, compensa les pertes en dynamisme face aux résistances du partitocratisme politique.
5. La dernière décennie du XXe siècle se caractérise par une harmonisation galopante de la Grèce aux changements du cosmosystème global. Le décollage économique incontestable, les changements qui se dessinent dans les familles politiques et le personnel politique, la prise de distance essentielle par rapport à un passé marqué par la division nationale, l’indubitable consensus sur la question de l’intégration organique du pays à la construction européenne et à des secteurs clés de la politique étrangère, la fin surtout de la période mondiale de proto-construction anthropocentrique et des idéologies sous-jacentes, conduisirent le système partisan à s’équilibrer de plus près aux rapports de forces sociaux.
Cela devint d’ailleurs plus particulièrement envisageable à partir du moment ou l’incorporation progressive du pays au nouvel acquis technologique de la communication créa les conditions d’une diffusion matérielle du politique dans le social et, par suite, d’une position plus marquée de la volonté sociale dans le champ de la politique . L’avènement de la télévision privée à partir de 1990, ayant eu lieu en termes de force, sous la pression du vide de pouvoir créé par le parti majoritaire (le sommet ayant été atteint avec le scandale du banquier Koskotas et sa politique visant au contrôle des «médias»), transforma la classe politique en otage des acteurs de la «télécratie».Il s’agit en fait d’un déplacement de l’épicentre de la vie politique vers les médias qui, à long terme, devrait élargir le champ de la politique en direction de la société.
Ce changement radical de la relation entre système politique formel et champ réel de la politique entraîne toutefois à moyen terme que le propriétaire du «moyen de communication» se comporte aussi en propriétaire réel de la politique. Il peut donc gérer la politique à sa volonté, stimulé par le dit taux d’audience, par les projets d’entreprise de ses agents ou par ses imbrications avec la classe politique. Dans les pays de «sous-développement» politique où le «moyen de communication» fonctionne essentiellement comme «moyen d’information», le problème ne devient pas particulièrement sensible car, à tout le moins, la politique est produite par la classe politique et par les forces intermédiaires. En conséquence, le détenteur du «moyen», du média, a des marges définies d’intervention dans le contenu ou dans la hiérarchisation de la thématique de l’information. Son influence se concentre essentiellement sur les coulisses du pouvoir. Or, les approches qui misent sur la définition de la démocratie en termes de pluralisme des groupes n’envisagent pas cette influence de manière négative, parce qu’elles considèrent qu’elle tend à favoriser la société civile et une meilleure dispersion du pouvoir.
Lorsque, au contraire, le «moyen de communication» évolue en champ de la politique, comme en l’occurrence dans le cas de la société hellénique, son propriétaire et plus généralement ses agents se muent en régulateurs fondamentaux du système politique. Ils hiérarchisent, voire même déterminent les thématiques et l’éventail de la dynamique politique, décident à la place des forces politiques sur les personnes et les priorités de la représentation, en échange de faveurs économiques ou politiques, et, naturellement, dictent largement les règles du jeu politique. À supposer même que, pour les besoins du raisonnement, le propriétaire du «média» n’échange pas d’«éléments» du bien public contre des «faveurs» concrètes envers le personnel politique, comme cela se produit en principe, cette intervention illicite en soi dans la constitution et le fonctionnement du champ de la politique est une usurpation. En effet, elle n’est légitimée dans ce rôle ni par la logique du système ni par l’ayant droit du système, à savoir le corps social.
En tout état de cause, les mutations survenues dans le système politique, qui s’inscrivent, dans le cas grec tout particulièrement, comme une conséquence du fonctionnement du moyen de communication comme champ de la politique, sont dues à la même cause que celle qui a été notée au départ de notre problématique : plus concrètement, au développement politique élevé de la société, qui incrimine la persistance du système politique à envisager sur le plan institutionnel le «média» comme simple paramètre d’information, en l’occurrence comme entreprise privée. Et non comme partie organique de l’espace public.
La fin du millénaire a trouvé la Grèce encore en train de s’efforcer de se conformer aux impératifs de la «modernité». Mais comme nous l’avons vu, cette harmonisation tend finalement à faire revenir une société qui est sortie du cosmosystème anthropocentrique, voire même de sa phase post-statocentrique ou œcuménique, à la logique et aux conditions d’une époque anthropocentrique primaire de type statocentrique. Le passage de la petite à la grande échelle cosmosystémique n’empêche pas qu’il se réalisera dans la perspective du rejet et non de la projection et du reclassement de l’acquis anthropocentrique précédent à la nouvelle échelle politéienne de l’État nation.
Les changements profonds observés pendant les années 1980 montrent que dans le contexte de la société technologique, le point de rencontre de la société grecque avec les pays qui mènent la modernité tend à se restreindre, y compris la demande de politique , qui, en tant qu’élément de référence anthropocentrique, commence à occuper dans ces pays aussi une place relativement signifiante. D’un autre côté, les écarts que l’on note dans le paradigme hellénique comme résultat du sur-développement politique hérité, n’empêchent pas la légitimation de plus en plus poussée d’une approche de la politique plutôt «opérationnelle», définie de plus en plus en termes de modernité.
Dans la phase que traverse aujourd’hui le monde, qui se caractérise par une intégration incontestable dans le cosmosystème anthropocentrique de l’ensemble de la planète et par la transition de celui-ci à l’État de souveraineté relative (interne et externe), le paradigme hellénique offre, en général, un champ herméneutique alternatif à plusieurs niveaux: Au niveau d’une conception globale de la nature, du contenu et des stades typologiques qui sont attachés à l’évolution anthropocentrique ainsi que des conditions dans lesquelles a été réalisé le passage de la petite à la grande échelle du cosmosystèmique. Au niveau donc de la physionomie du monde moderne, dans la mesure où, au schéma classique du passage du despotisme (de la féodalité, en l’occurrence) à l’anthropocentrisme, la ‘Grèce’ oppose son passage d’un anthropocentrisme érigé en termes cosmosystémiques à un autre, de type ethnocentrique. Au niveau aussi des conséquences nées de la rencontre de la société hellénique avec le système de la modernité dans le cadre de l’État nation.
Cette rencontre, qui soumit une société ayant atteint son achèvement anthropocentrique–et traversant alors sa phase post-statocentrique ou œcuménique–à un système proto-anthropocentrique, présente un intérêt polysémique. Désormais, c’est la société hellénique qui dut se conformer au système modèle, tout en reculant du point de vue anthropocentrique pour se moderniser. Par voie de conséquence, l’écart signalé de la société par rapport aux applications du système dans les pays qui menaient la modernité, les «déformations» même du système, furent attribués à la voie différente suivie dans un passé rendu coupable. Or, cet écart constituait de ce fait le signe du retard de la société hellénique.
Pourtant, le problème surgit à partir du moment où les éléments qui passaient pour être le signe du retard inhérent à la société grecque se virent adoptés par la modernité, souvent un bon siècle plus tard (le suffrage universel, les partis fourre-tout, l’individualisme politique, etc.), tandis que d’autres, vantés comme étant des signes de modernisation, mais mal digérés par la société grecque, étaient ensuite rejetés par le monde moderne (la monarchie, la non-alternance, etc.).
Bien que l’écart séparant la Grèce de la modernité tende à disparaître, elle continue néanmoins à constituer un ‘paradoxe’ herméneutique qui soulève des questions intéressantes sur la nature même du système moderne. Dans sa phase actuelle, ce ‘paradoxe’ renforce en effet la conviction qu’il est nécessaire de procéder à une nouvelle évaluation de la modernité, y compris de la Grèce au niveau du cosmosystème anthropocentrique global ; ce qui ramène à la question d’une nouvelle base comparative, gnoséologique et méthodologique, qu’il convient d’établir vis-à-vis du précédent anthropocentrique historique, qui est le cosmosystème hellénique. Il s’agirait non plus d’un retour à la «Grèce» telle qu’elle fut conçue à la Renaissance et à l’époque des Lumières, mais d’une projection créatrice de l’acquis anthropocentrique hellénique – du cosmosystème anthropocentrique à petite échelle – sur la grande échelle cosmosystémique moderne, qui traverse sa période primaire.
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