Georges CONTOGEORGIS
Identité cosmosystémique ou identité « nationale » ? Le paradigme helléni-que
1. PROPOS INTRODUCTIFS
L’approche du phénomène de la conscience identitaire hellène soulève une sé-rie de questions majeures auxquelles les outils conceptuels et méthodologiques de la science sociale moderne semblent avoir une certaine difficulté à donner une réponse satisfaisante. Le paradigme hellénique constitue à la fois l’un des facteurs détermi-nants dont la réunion a conduit à la formation du cosmosystème moderne, et un ac-teur de ce cosmosystème. Cela explique la spécificité du passage grec à l’Etat-nation et en conséquence, les différences que l’on relève quant à la manifestation du phénomène identitaire dans la société hellénique.
La projection sélective de la “Grèce classique” dans le présent, qui fut entre-prise par l’Europe de la Renaissance et des Lumières, est à la base d’une approche du monde grec avec un regard ethnocentrique et selon les modèles conceptuels du monde moderne. C’est ainsi que l’histoire des Hellènes, avant la création de l’État néohelléni-que (1828), ne figure pas parmi les histoires des nations, pour la simple raison qu’elle n’soit pas identifiée avec un État qui lui soit propre. Dans le meilleur des cas, l’histoire de la «Grèce» se résume à l’histoire de l’Antiquité hellénique, et en second lieu, à celle de la période romaine et byzantine. La périodisation même de l’histoire hellénique part de considérations des forces d’ordre ethnocentrique: elle est soumise à l’origine “na-tionale” du détenteur du système central et donc de l’État. Dans la mesure où nation et Etat constituent dans la conscience moderne une unité indivisible, leurs paramètres identitaires en sont une aussi. La conclusion est que la nation hellénique ne doit pas avoir existé avant la formation de l’Etat néohellénique, du moins avant la genèse du système ethnocentrique moderne .
La science sociale néo-grecque , située dans le sillage de la “règle” euro-péenne , va assumer un rôle extrêmement important dans la construction d’une his-toire et la formation d’une conscience identitaire hellénique conforme au principe eth-nocentrique moderne. Le débat sur la nature profonde de l’ «hellénisme», qui domine jusqu’à nos jours, prend au fil du temps plusieurs formes, dans lesquelles le problème de son unité et de sa continuité est le dénominateur commun.
L’approche identitaire du paradigme grec soulève, une fois en plus, la question d’une redéfinition de concepts modernes généralement admis, en l’occurrence ceux de la nation, de son rapport avec l’État et le système politique, etc.
2. L’ IDENTITE COSMOSYSTÉMIQUE
a. Le monde moderne ne met pas en doute que la nation est une entité politique glo-bale, définie par l’État auquel elle s’identifie. Les peuples européens se sont servis de ce concept pour l’édification de leur conscience identitaire nationale à l’issue du des-potisme féodal . C’est l’État qui forgea la nation, laquelle, par la suite, constituera le contexte socio-politique nécessaire à la construction du cosmosystème anthropocen-trique moderne. La constitution nationale de l’Etat exclut l’hypothèse d’une origine différente de la société politéienne. Identité nationale, identité politique, identité étati-que se confondent et représentent, en fait, une tautologie . Dans l’Etat nation, il n’y a pas en principe qu’une seule identité, la sienne. La nation existe et se décrit histori-quement par l’État, et le système politique – qui se résume en l’espace public et essen-tiellement le pouvoir politique de l’État – est appelé à exprimer authentiquement la vo-lonté générale de la nation.
L’attachement à l’État s’explique par le fait que celui-ci constitue un pas fon-damental dans la transition du despotisme féodal au cosmosystème anthropocentrique. L’État, qui forge et incarne la nation, est donc à l’origine de la société civile que, par la suite, il est destiné à servir et à protéger. Bien que l’on considère parfois qu’il ne pèse pas comme une menace sur la société, il est tenu en général pour sacré et inviolable. Le système politique, affecté à servir la nation, est installé dans l’espace public qui, en l’occurrence, incarne essentiellement l’État. C’est ainsi que le pouvoir politique de l’État constitue désormais la troisième composante dans l’ensemble politéien, à côté du corps social ou plutôt les corps intermédiaires et de la nation. Une composante qui, n’ayant pas changé de nature par rapport à l’État despotique, conserve son autonomie, sa souveraineté et son caractère personnalisés .
L’individu est reconnu, non pas dans son rapport identitaire avec la politéia, l’entité sociale politiquement constituée dans les frontières étatiques, mais par son ap-partenance nationale . L’identité étatique renvoie automatiquement à l’identité natio-nale. La politique extérieure, l’économie, l’éducation, etc., sont des dimensions qui se rapportent à la cause nationale, tout comme le système interétatique mondial est le système des nations ou international. L’État, le système politique, la société ne produi-sent des offres identitaires qu’à travers leur référence à la nation.
b. Le phénomène identitaire, dans le paradigme grec, a une origine et des fon-dements profondément différents. La nation est conçue essentiellement en fonction de sa propre nature globale, dont la culture (la παιδεία) constitue l’élément dominant. La finalité politique n’est pas une condition de sa définition, bien qu’elle ne soit pas ex-clue comme objectif. Cet objectif, pour l’hellénisme, se réalise à travers soit un plura-lisme politéien qui, dans l’ensemble, forme une entité cosmosystémique intégrale ; soit un Etat qui se dit oecuménique au sens qu’il représente une phase post-statocentrique dans l’évolution anthropocentrique globale. La connexion et notam-ment l’identification de la nation avec l’État unique, homogène, politiquement unitaire et centralisé, non seulement lui sont complètement étrangères: elles lui sont même idéologiquement détestables, dans la mesure où elles sont considérées comme restric-tives à l’ensemble d’un cercle de libertés fondamentales . Identité nationale et identité politéienne constituent des paramètres différents, l’Etat étant destiné à délimiter et à servir la société globale.
En effet, ce qui différencie les sociétés grecques, c’est qu’elles ont échappé, pour l’essentiel, au cosmosystème despotique (féodalisme privé ou étatique) et qu’elles ont établi, depuis l’époque crétomycénienne, un cosmosystème anthropocentrique dans lequel elles ont vécu jusqu’aux temps modernes. Le fondement de ce cosmosystème fut la chrématistique , et son véhicule politéien, la cité. La cité comme État, dans le cadre de la période statocentrique; la cité autonome, comme partie intégrante de la cosmopoliteia, de l’État qui incarne le monde oecuménique . Cette dimension du phénomène grec ne semble pas avoir attiré l’attention du monde moderne, bien qu’elle ait constitué le paramètre dominant dans l’espace vital hellénique jusqu’au XIXe siè-cle, et qu’elle ait manifesté sa présence jusqu’aux années vingt de ce siècle . Et pour-tant, le système anthropocentrique moderne constitue, au fond, la troisième dimension typologique, et dans l’ensemble, la projection à grande échelle du cosmosystème an-thropocentrique hellénique .
Au sein du cosmosystème hellénique, l’identité nationale, quoiqu’elle revête souvent une dimension politique globale , est nettement distinguée de l’identité poli-téienne, en l’occurrence celle de la cité et de la cosmopolitéia d’ensemble. La cité, comme composante fondamentale du système de la cosmopolitéia oecuménique, maintient jalousement son autonomie politéienne face au système central, à savoir son propre système social et politique. Le système de la cité, cristallisé progressivement dès l’époque hellénistique, est, pour le cosmosystème anthropocentrique, le point de référence fondamental, tout au long de son itinéraire historique, et même sous le des-potisme ottoman . Cela explique aussi que l’arsenal politéien interne, à commencer par le système démocratique, ait conservé une présence continue et son unité, en ter-mes d’analogie tautologique, pendant plus de 2 500 ans .
Or, au moment où l’Europe occidentale effectue lentement son passage du des-potisme féodal au cosmosystème anthropocentrique et forge ses concepts identitaires via l’État, la zone vitale de l’hellénisme vit un anthropocentrisme avancé, dont les di-mensions identitaires fondamentales ont leurs propres logiques référentielles, assises sur des valeurs, en matière de libertés, difficilement comparables. Que ce soit la socié-té civile ou la société politique, au sens de l’autonomie socio-politique du corps social, qui prévaut, le phénomène identitaire se manifeste sur plusieurs niveaux: national et culturel, politéien ou simplement politique (partisan, corporatiste , etc.) et sûrement oecuménique.
Il est bien évident que le problème, dans l’espace du cosmosystème hellénique, n’est pas la transition de la féodalité à une société qui reconnaît le statut social indivi-duel de la personne, avec tout d’abord la reconnaissance des “droits de l’homme” et plus tard – au XXe siècle – la qualité de «citoyen» formel. Le projet hellène porte es-sentiellement sur la suppression du despotisme ottoman au sommet, y compris ses an-kyloses qui gênent l’ensemble, et sur la restauration de la cosmopoliteia oecuménique comme système politique global. Comparé au projet européen moderne, qui essaie d’ériger une identité anthropocentrique élémentaire, le projet hellénique se trouve avoir intégré la totalité des paramètres et des valeurs anthropocentriques, au moins à la petite échelle de la cité .
C’est ce qui explique pourquoi le mouvement humaniste grec et le projet de ré-surrection “nationale”, bien qu’ils continuent à conserver un rapport dialectique préfé-rentiel avec le mouvement européen, n’adhèrent en aucun cas au projet ethnocentrique qui se fait jour via l’«État-nation» et s’identifie à lui. Ils n’abandonnent pas non plus les acquis du système interne qui leur garantissent tout le potentiel de libertés que l’Eu-rope a connu justement à travers la littérature ancienne. Or, le projet identitaire de l’État-nation et son système politique se situent à l’écart, sinon à l’opposé, des préoc-cupations du monde grec. À l’exception près d’A. Coray, l’ensemble de la classe intel-lectuelle et dirigeante, tout aussi bien que les sociétés helléniques, sont unanimes dans ce même cadre identitaire . La grande révolution de 1821 se dessine exactement sur cette base . C’est ainsi qu’elle déroule sa version manquée dans le Péloponnèse et la Grèce centrale. Elle sera dominée par l’esprit conceptuel et identitaire de la cité (et de son expression sympolitéienne au niveau régional) autonome: dans ses développe-ments contre le conquérant aussi bien qu’en matière de structure et de dynamique in-terne (organisation, luttes internes, etc.).En somme, il s’agit d’une révolution menée par le système de la cité et non pas par un corps social amorphe, soumis à son «lea-der». C’est pourquoi les Constitutions de cette période sont inspirées plutôt par la na-ture profondément démocratique du cosmosystème hellénique en place que par le sys-tème de l’État-nation.
3. ENTRE L’IDENTITÉ OECUMÉNIQUE DE LA CITÉ COSMO-POLITÉIENNE ET UNE CONSCIENCE CONFORME À L’ÉTAT-NATION
a. La période qui s’ouvre par la création d’un État grec (1828) marginal au sein de l’hellénisme coïncide avec l’amorce d’un processus de démolition de son cosmosys-tème anthropocentrique, dont les dernières traces laïques disparaissent définitivement en 1922. Ce processus va de pair avec la montée d’un discours identitaire national très puissant qui réunit le projet d’intégration nationale et l’exigence d’une adhésion de la société helladique à l’État. Il s’agit, bien entendu, d’un discours qui ne bénéficie pas des fondements qui l’ont fait émerger en Europe occidentale . Il est, en même temps, chargé des résistances de l'”anthropos hellène” profondément ancrées dans la cons-cience identitaire de la société hellénique hérité du passé: l’identité politéienne issue de la cité autonome; l’esprit oecuménique et une idée de la société globale qui dépasse de loin l’Etat national; la conscience d’autonomie politique et la forte politisation sous-jacente; et, en dernière analyse, l’approche conjointe, individualiste et collective, du phénomène socio-économique , etc.
Quoi qu’il en soit, le tournant de la politique russe dans la région, marqué par l’abandon du projet «hellénique», qui consistait en la résurrection de «Byzance», et l’option du panslavisme, pendant la seconde moitié du XIXe siècle, modifient radica-lement les données de l’oecuménisme cosmopolitéien et du système de la cité aux-quels avaient souscrit jusqu’alors la plupart des peuples balkaniques, d’une façon ou d’une autre hellénisés . Les sociétés helléniques situées dans l’espace oecuménique se tournent progressivement vers l’État helladique – lequel le méprisaient, tant comme réalité que comme référence identitaire – qui se place désormais à l’épicentre de leurs préoccupations. Ainsi, à l’approche de la fin du XIXe siècle, la balance commence à peser en faveur du projet ethnocentrique, sans que la problématique d’une solution cosmopolitéienne soit abandonnée, dans certains milieux grecs, à l’intérieur du despo-tisme ottoman.
Le projet ethnocentrique est géré prioritairement par la classe politique de l’Etat helladique au nom de ladite “Grande Idée”. La “Grande Idée” représente pour la classe politique grecque la tentation d’une intégration nationale de l’hellénisme majeur vue à travers le concept de l’État-nation investi d’une articulation politique interne ana-logue .
Cependant, ce type d’État et, en dernière analyse, de système politique, aura d’énormes difficultés à se faire reconnaître et même à s’exprimer en termes d’espace public vis-à-vis du corps social. Si l’idée d’intégration nationale réunit la “nation” au-tour de la “Grande Idée”, le système politique à pouvoir autonome souverain et, dans ce cadre, la classe politique n’accèdent jamais au niveau de légitimité dont jouissent le système et les classes politiques européennes. La légitimité de la classe politique hel-lénique est érigée sur un état de contestation continue, dont les traces ont commencé à se révéler en Europe occidentale, il y a, à peine, une vingtaine d’années .
Or, l’approche identitaire du national dans la société grecque se différencie lar-gement de l’approche identitaire de l’État, du système politique et, en général, du phé-nomène politique. La politique, loin d’être envisagée comme le serviteur d’un espace public identifié à la nation voire même de l’Etat nation, forme un espace distinct, des-tiné à gérer, par excellence, l’intérêt «commun» qui se réfère directement à la société. C’est dans ce cadre que se situe la défense de la nation, qui, pour sa part, dépasse lar-gement le fait politéien de la société grecque, à savoir l’État. Le lourd poids de l’héritage cosmosystémique empêche que l’idée de l’espace public autonome soit ré-conciliée avec l’espace social commun, l’«intérêt général» avec l’intérêt commun, l’homonoia avec le contrat social, la citoyenneté avec la nationalité, ou l’attachement à l’État et non pas au système politique.
À côté de cet héritage, il y a la réalité socio-politique du cosmosystème mo-derne. Les sociétés européennes se sont attachées au projet de l’État-nation et aux for-ces politiques pour échapper à une double soumission de l’individu: sociale, par la féodalité puis par les conditions du travail salarial; politique, par l’exclusion formelle (régime censitaire, etc.) ou non du système politique. L’État, reconverti en espace pu-blic, est le point culminant de la rupture avec le passé despotique et le garant institu-tionnel du nouvel environnement anthropocentrique. Les forces politiques, en l’occur-rence les forces qui se prêtent à représenter les classes inférieures, se proposent de prendre en main l’affaire de la liberté. Qu’elles se dressent contre les notables féodaux ou les détenteurs du grand capital, leur électorat fut, jusqu’à une époque récente, de nature clientéliste et partisane (la classe sociale) et leur projet, idéologique, avec comme référence la propriété. La société helladique, étant donné qu’elle sort d’un sys-tème anthropocentrique où domine essentiellement le principe autonomique, ne se prête pas aux partis politiques de classe et idéologiques au sens strict du terme. Comme le simple droit de vote universel n’est pas réellement contesté, il renforce, dès le début, le processus de formation des partis “pluriclasse” ou “attrape-tout” . Ces partis politiques doivent, en outre, envisager une masse qui, bien qu’elle ait perdu sa liberté politique (le vote décisionnel, etc.) reste pourtant fortement politisée et in-transigeante . Sa dialectique avec la classe politique s’établit au niveau de la redistri-bution du “bien commun” qui, en l’occurrence, coïncide avec ledit “bien public”. Elle ne concerne que marginalement la propriété en tant que fondement de liberté. La parti-tocratie, qui, dans les sociétés modernes, n’apparaît que dans le courent du XXe siècle, constitue dès le début du XIXe siècle la réalité du système politique néohellénique. C’est un facteur identitaire en soi, qui se cristallise par le patriotisme partisan. C’est aussi un facteur au niveau duquel se noue l’approche identitaire publique et nationale.
Ainsi, en Europe, l’attachement à un pouvoir politique central qui s’identifie à l’État et monopolise tant le concept et la réalité du phénomène politique traduit en es-pace public, que l’expression authentique de la nation, peut être attribué à la menace du système féodal centrifuge et à l’a-politisation complète du corps social . Dans la société helladique, le système représentatif à pouvoir central souverain se heurte aux autonomies locales et régionales du système de la cité et à un corps social politique-ment émancipé. Or, ce pouvoir est obligé de se battre jusqu’au bout pour obtenir sa légitimité contre l’héritage autonomique de la cité et par la manipulation des masses. La partitocratie jouera un rôle catalyseur en la matière .
Cette différence de nature de la société hellénique montre en fait pourquoi des projets tels que ceux des droits de l’homme, de citoyenneté ou de société civile, ne la concernent qu’au niveau d’une “réforme” qui vise à l’abolition de toute trace du sys-tème de la cité et à l’harmonisation du corps social aux prescriptions du pouvoir sou-verain de l’État. L’État et, en somme, le système “représentatif” primaire, ou sa version de pluralisme socio-politique, renvoient en fait à une période analogue, dans le cos-mosystème anthropocentrique à petite échelle qui remonte aux temps préclassiques de la cité . C’est pourquoi, dans les conditions modernes de la société grecque, l’État-nation ne peut pas s’investir d’un rôle libérateur. Par contre, puisqu’il écarte les masses du processus politique et attribue à la classe politique un pouvoir souverain qui lui permet d’échapper à la volonté du corps social, il est pris comme une menace, sinon comme la cause, d’une série de limites imposées aux libertés, à commencer par la li-berté politique, et à la gestion du “bien commun”. La conscience néohellénique a du mal à se réconcilier, encore aujourd’hui, avec l’Etat qui incarne l’essentiel de la sphère publique; il n’est pas considéré comme une donnée familière qui doit être dé-fendu.
b. Quoi qu’il en soit, les approches identitaires précédentes s’adaptent tant bien que mal à un système politique «national» toujours en décalage avec une société, chargé d’un héritage fortement politisé. En Grèce, la socialisation de l’individu se fai-sant plutôt par sa politisation ou en corrélation étroite avec elle, ces deux concepts sont difficilement séparables.
Le discours ethnocentrique de l’État nourrit pourtant l’ensemble de la société. L’Église, bien qu’elle reste plus ou moins fidèle à sa tradition, devient aussi formelle-ment indépendante. Elle se nationalise, en se déclarant, selon la règle orthodoxe, auto-nome vis-à-vis du patriarcat de Constantinople. L’administration locale est marginali-sée dans le cadre du système politique, limité au premier degré jusqu’à une époque récente et avec des responsabilités réduites à l’extrême. L’unité de la langue grecque, qui constitue un des signes extérieurs, des plus importants, de la continuité ininter-rompue du cosmosystème hellénique et son véhicule communicationnel par excel-lence, ne se pose plus en termes polydialectiques. Le dialecte de la capitale se heurte aux dialectes “locaux” ou “régionaux”, qui à leur tour sont méprisés et même mis en quarantaine. La démotique, qui est en fait une option savante ne faisant pas l’unanimi-té dans le langage populaire, se constitue en mouvement intellectuel et parfois social contre ladite katharevoussa, celle-ci étant conçue dans une perspective d’unification de la langue grecque par une voie différente. S’inspirant donc du même principe – l’ho-mogénéisation du grec dans le cadre du processus général d’adaptation au système ethnocentrique souverain -, ces courants vont durer jusqu’aux années quatre-vingt. Ils finiront par la victoire d’une certaine “démotique” .
L’exemple le plus caractéristique est néanmoins celui qui porte sur la re-constitution de l’unité historique de la nation hellénique. Cette entreprise fut amorcée au XIXe siècle, en réaction à la littérature, marginale il est vrai, relative au problème de l’identité et de la continuité raciale de l’hellénisme moderne . Elle entend donc promouvoir une histoire nationale de l’hellénisme dans son ensemble, depuis l’Anti-quité jusqu’à l’époque contemporaine. Il s’agit en fait d’une approche ethnocentrique de l’histoire grecque, qui tire ses arguments de la continuité diachronique d’un certain nombre des paramètres extérieurs (langue, folklore, etc.) de l’hellénisme . En dehors de son objectif, qui d’ailleurs sera atteint, le résultat de cette entreprise sera l’effacement complet de la “cause profonde” de la continuité et de l’unité historique de l’hellénisme et de sa civilisation: la nature cosmosystémique, voire même anthropo-centrique, de l’hellénisme depuis ses origines jusqu’au seuil du XXe siècle. Le concept qui prévaut est celui de la nation hellénique. La question majeure de la discordance flagrante avec la «règle moderne», l’absence d’un État identifié à la nation, ne se pose pas quant à la période statocentrique de la cité. Là c’est tout simplement la Grèce. Pour ce qui est de l’époque oecuménique, elle est partiellement résolue par l’argument de la conquête. Restait le chapitre de Byzance, spécialement son hellénicité et l’attitude négative de l’Europe occidentale à son égard. La réponse à ce double di-lemme, du XIXe siècle déjà, a permis l’harmonisation relative de l’identité nationale et de l’identité historique fondée sur la projection de la règle ethnocentrique moderne dans l’histoire .
La reconnaissance de la continuité historique de l’hellénisme constitue, d’un autre point de vue, un acte de réconciliation de la science historique avec la cons-cience historique de la société grecque. Un acte qui, par ses fondements, a produit l’unanimité quant à la périodisation de l’histoire hellénique. À l’hellénisme antique (mycénien, archaïque, classique et hellénistique), succèdent les périodes romaine, by-zantine et ottomane, avant que l’on aboutisse à la formation de l’État néohellénique. Il est entendu que cette périodisation prend en considération l’origine nationale du déten-teur du pouvoir politique central de l’État global. Ce qui présume que le critère de pé-riodisation est le fondement de l’État-nation et en l’occurrence le dénominateur hégé-monique dans le rapport des forces. La nature cosmosystémique de l’hellénisme, y compris le système de la cité dans sa longue durée, passe inaperçu, il s’efface devant la règle ethnocentrique qui recommande que la “nation” dominante et l'”État” se réunis-sent en entité unidimensionnelle et fassent, en dernière analyse, l’histoire.
Cette option n’a pas seulement des conséquences sur la perception de l’identité historique. Elle pèse lourdement sur le comportement “national”, qui ne cache plus son angoisse au sujet de son identification à l’État et de son homogénéité interne. Dans la zone vitale du cosmosystème hellénique , les conséquences de cette nouvelle dy-namique frapperont les groupes nationaux qui, partis de l’autonomie politéienne com-plète, se voient refuser quelquefois même le statut de minorité. Ce phénomène général concerne particulièrement les sociétés grecques. En effet, les peuples balkaniques ayant entièrement vécu dans les conditions du cosmosystème hellénique et, pour la plupart, sous l’emprise de la classe dirigeante grecque, avaient, pour l’essentiel, absor-bé l’idéologie, la culture et, plus ou moins, la langue grecques, en sorte qu’elles fai-saient partie intégrante de leurs références identitaires. L’apparition des nationalismes balkaniques produit une nouvelle situation, laquelle, plus que la domination ottomane, soulève la question de leur dés-hellénisation. Les “grécomanes”, les couches sociales hellénisées, se sentent souvent menacés au même titre que les populations grecques. L’option en faveur d’un nationalisme reconstitué en État homogène entraîne naturel-lement l’abandon du cadre institutionnel du cosmosystème hellénique. La cité, le sys-tème éducatif érigé entièrement sur la cité, la hiérarchie ecclésiastique ainsi que la structure économique qui assuraient à la société grecque une place dominante dans l’ensemble de l’Empire ottoman et bien au-delà, se trouvent renversés.
Pour l’Etat néohellénique, la question de son homogénéité nationale ne se pose pas réellement avant le début du XXe siècle. L’assimilation des groupes nationaux «minoritaires» est, dans le contexte hérité par le cosmosystème grec, relativement fa-cile. Pourtant, les bouleversements survenus dans les années dix (guerres balkaniques, guerre mondiale) n’épargnent surtout pas les «minorités», qui apparaissent intransi-geantes. La guerre d’Asie Mineure (1919-1922), qui amène le projet de la “Grande Idée” à la confrontation finale avec le despotisme ottoman, est à l’origine d’une série de conséquences importantes. Elle donne forme au nationalisme turc et à l’État-nation turc. Elle clôt le cercle historique de l’hellénisme de l’Asie Mineure, ouvert dès l’épo-que mycénienne et décisif pour l’évolution du cosmosystème anthropocentrique et de la civilisation hellénique jusqu’aux temps modernes. Simultanément, les dernières tra-ces laïques du système de la cité disparaissent. La défaite grecque, qui sera traitée par la suite de catastrophe, change complètement la composition sociologique, ethnologi-que et culturelle de l’État helladique. L’échange obligatoire des populations permet à la Grèce d’atteindre une homogénéité nationale qui dépasse les 98% de la population globale. En même temps, la société helladique sera doublée par une masse d’Hellènes hétérogène qui, issue du système de la cité oecuménique et d’un espace économique et culturel dont elle assurait l’hégémonie, représentait une catégorie sociale difficilement comparable à la modeste classe dirigeante de l’Etat néohellénique. L’arrivée en masse de l’hellénisme oecuménique va greffer la société helladique de nouvelles mentalités et l’enrichir d’une dynamique largement responsable du changement profond du climat socio-économique, politique et culturel du pays.
4. VERS UNE IDENTITÉ DE L’ÉTAT-NATION
a. 1922 symbolise la fin du projet de la “Grande Idée” qui avait rassemblé l’hel-lénisme pendant un siècle. Ce projet servit, plus que tout autre, au dépassement des concepts identitaires et des mentalités inhérentes au cosmosystème précédent; à la consolidation du système politique centralisé et de la partitocratie; enfin, à l’installa-tion de la société grecque dans la logique du processus identitaire de l’État-nation.
À partir de 1922, l’unicité de l’État-nation remplace la dualité systémique éta-blie après la révolution (1821) au sein de l’hellénisme: d’une part, l’État néohellénique de type national; d’autre part, le cosmosystème oecuménique fondé sur la cité. En même temps, une forte diaspora, liée à l’aventure de l’hellénisme moderne, voit le jour, dont l’attachement identitaire à la patrie helladique est manifeste .
La période qui suit 1922 est caractérisée par l’ajustement du projet national, de la logique «expansive» à l’enfermement sur soi-même, accompagné d’un fort senti-ment d’insécurité. C’est une phase d’autocritique, d’investigation interne et d’interroga-tion sur l’identité hellénique. Une interrogation qui dissimule le germe d’un pluralisme identitaire latent: d’une part, l’identité “helladique”, vantée prioritairement par les élé-ments de la classe dirigeante, dont l’existence dépend de la défense du caractère uni-que de l’État-nation; d’autre part, l’identité «hellénocentrique», qui met à l’épicentre l’hellénicité, la projection d’une série d’éléments inhérents au «caractère particulier de l’hellénisme»; enfin, l’identité «néo-grecque», qui rompt avec le passé et professe une idée de la Grèce «réaliste», au sens d’une approche de la société grecque émanant di-rectement, sinon exclusivement, du système ethnocentrique moderne.
La rencontre de la société grecque avec l’Etat-nation devait l’amener en confrontation avec le système politique représentatif à pouvoir souverain centralisé, d’autant plus qu’elle avait du mal à s’accommoder d’une réalité qui l’avait exclue du processus politique. En même temps, sa forte politisation plaça la classe politique dans une situation inconfortable, dont les incertitudes ont cherché d’une part un refuge derrière les préoccupations nationales manifestes du corps social et d’autre part comme agent véhiculaire, le phénomène partisan. C’est ainsi qu’on observe parfois une extrême difficulté de l’État grec de se familiariser avec le concept de minorité , d’ail-leurs extrêmement restrictif par rapport à la notion cosmohellénique d’autonomie poli-téienne. La doctrine “un État, une nation” s’étend sur un large éventail de manifesta-tions qui chargent la société grecque, laquelle, pour le reste, se montre extrêmement tolérante: un système éducatif, une culture, une religion, une langue et avant tout un système politique unitaire qui entend extérioriser son problème par un refus constant de reconnaître d’autres identités politéiennes telles que l’identité locale ou régionale .
La projection de l’incertitude de la classe politique sur les préoccupations na-tionales de la société grecque et même son investissement excessif en ce domaine, afin de soutenir la cause partisane, sont largement alimentés par les réalités d’un envi-ronnement périphérique apparemment instable. Le sentiment “d’encerclement natio-nal”, qui a succédé, après 1922, au projet “expansif” de la “Grande Idée”, est enrichi, pendant la guerre froide, par l’argument de l'”ennemi intérieur”. L’effondrement du camp socialiste et la fluidité qui se manifeste dans le système international se reflètent dans le contentieux gréco-turc, dans le problème chypriote et accessoirement dans la dispute autour du nom de l’ex-république fédérée yougoslave de Macédoine . Ce dernier problème constitue un exemple éloquent de la façon dont le système partito-cratique réagit vis-à-vis de la position fortement iconoclaste et antagoniste du corps social. En somme, il ne s’agit pas d’élaborer une stratégie qui vise à la gestion d’un problème jugé comme «national», mais d’intégrer dans le problème l’option centripète et la préoccupation appropriatrice de la classe politique. À cet effet, il suffit de men-tionner le paradigme de l’idéologie populaire , qui, bien qu’elle émane d’une tradition et de pratiques de vie quotidienne révélant une conscience identitaire “citéenne” et oe-cuménique, fut prioritairement appropriée par le système central de l’État-nation et même mise en scène en vue de neutraliser les résistances issues des représentations identitaires gênantes . Le sort de la culture orthodoxe est un autre exemple qui illus-tre clairement cette fonction du partitocratisme. L’orthodoxie, qui est la version hellé-nique du christianisme, s’oppose au despotisme de type oriental vanté par la papauté . Ayant intégré l’ensemble de l’arsenal institutionnel, culturel, intellectuel et idéologique du cosmosystème anthropocentrique grec, non seulement elle ne fut pas opposée à la formation du nouvel environnement anthropocentrique fondé sur la nation, mais elle lui servit, en général, de véhicule. En outre, elle a pu conserver son statut institution-nel autonome vis-à-vis de l’État et le principe collégial du système interne, pour ne pas subir le sort du cosmosystème grec. D’ailleurs, le fait que l’Église orthodoxe se soit dès le début accommodée des prescriptions d’une cosmopoliteia laïque telle que Byzance, lui évitera d’entrer dans une situation antagoniste avec l’État. Elle va donc revendiquer une place pour l’orthodoxie dans le discours identitaire national; mais elle ne se jettera jamais dans le jeu socio-politique en tant qu’institution indépendante voire même internationale qui échapperait à la nature de l’Etat nation . La société grecque échappera aux forces politiques et sociales de référence religieuse, comme les partis chrétiens-démocrates, les syndicats et autres organisations chrétiennes. Elle n’aura pas non plus le «luxe» d’un système éducatif autre que le système laïc. Même dans la période ottomane où l’Église eut, par la force des choses, un rôle “central” im-portant, le système éducatif, tout comme les autres secteurs de la vie sociale et politi-que (par exemple les forces politiques), resta entre les mains de la cité. Dans le cadre de l’Etat nation le système partisan s’appropriera largement, aussi, le discours pour l’«orthodoxie».
Quoi qu’il en soit, la société grecque contemporaine présente dans ses appro-ches identitaires un certain décalage vis-à-vis du monde, à commencer par l’ouest eu-ropéen. Bien que, comme nous l’avons remarqué, le cosmosystème anthropocentrique moderne constitue le troisième paramètre typologique du cosmosystème anthropocen-trique global issu de l’hellénisme, la voie différente d’y accéder est manifeste sur plu-sieurs plans, y compris ceux du national et du politique. Après l’effondrement du cos-mosystème hellénique, la science sociale, science historique en tête, assume, au sein de l’État de type national, un rôle qui dépasse largement la simple intention d’une compréhension de la nature identitaire profonde de la société grecque et de ses diffé-rences avec les sociétés européennes d’origine féodale. Loin de tenter d’élaborer une “théorie de la société hellénique”, elle a choisi de mener une entreprise d’harmonisa-tion du monde grec à la «règle» moderne. Une harmonisation, néanmoins, qui a pro-duit un autre décalage entre le discours identitaire officiel conforme à la «règle» eth-nocentrique et les réalités du quotidien. Or, il se trouve que ce décalage est devancé, au niveau de l’histoire, par l’éludation totale de la nature cosmosystémique du para-digme grec; et, au niveau du présent, par la classification de la Grèce moderne dans la “périphérie” du monde européen. Ce qui est vrai si l’on compare la société helladique avec la société hellénique globale d’avant 1922 et, d’un autre point de vue, avec cer-taines sociétés européennes. Mais, il est tout aussi vrai que ce retard, essentiellement économique, contraste avec les particularités socio-politiques et identitaires de la so-ciété néohellénique. Pour la simple raison que les origines renvoient aux survivances de l’héritage, pas si lointain, du cosmosystème oecuménique de la cité, par rapport au-quel le stade actuel du socio-politique est largement déficitaire .
b. Dans les années 1980, le débat sur la nature et le contenu de l’identité grec-que s’élargit par l’introduction de l’approche cosmosystémique de l’hellénisme et le fondement de sa substance anthropocentrique sur la continuité politéienne de la cité et la chrématistique jusqu’au seuil du XXe siècle. Dans ce cadre, le concept identitaire de la nation reste essentiellement culturel; son expression politique, bien que faisant par-tie intégrante de sa nature globale, se manifeste de façon variable, selon le stade typo-logique du cosmosystème d’ensemble. En somme, l’offre identitaire du cosmosystème hellénique est, jusqu’à la fin, polyvalente. Mais en aucun cas elle ne se ralliera à l’iden-tification du national au concept de l’État unique et homogène . L’identité nationale se distingue nettement de l’identité politéienne, qui s’exprime dans un contexte diffé-rent. L’identité politéienne renvoie, on l’a vu, au patriotisme de la cité, par lequel se cristallisent, aussi, les dimensions politiques particulières du national. Pourtant, à côté de l’expression «citéenne» du national, on découvre ses manifestations culturelles dans l’ensemble de la vie sociale et politique. L’individu ne se reconnaît pas seulement par son statut social, politique ou autre; mais, en outre, par son origine nationale. La men-talité hellène va même continuer, jusqu’au dernier moment, d’attribuer au «national», qui est reconnu culturellement inférieur, des qualificatifs identitaires généraux. Ainsi, comme le «slave», l’«arabe», le «franc» d’autrefois et bien avant le «barbare», dans la période moderne, le «valaque» (le «vlachos») sert, dans un sens péjoratif, à définir l'”illettré” et en somme l’homme non cultivé, ou censé d’une qualité inférieure.
D’autre part, l’offre identitaire, plus ou moins tautologique, qu’on a déjà sou-levée (de la nation, de l’État, du politique, du public, etc.), élaborée au sein de la cons-truction politéienne moderne, conserve, on l’a vu, dans le paradigme de l’État néohel-lénique une fonction plus souple; en tout cas, elle est beaucoup moins présente dans le vocabulaire du discours politique. Le concept de l’espace public est exceptionnelle-ment faible et marqué par la présence très forte de l’espace politique. C’est l’espace politique qui est appelé à gérer le projet national ainsi que la version dominante de l’intérêt commun. Cela, en fait, se cristallise, non plus au niveau de l’espace dit public, mais à celui de l’espace politique et, plus concrètement, sur la base du rapport établi entre le partitocratisme patriotique et le corps politique de la société civile. Le public est, en effet, mis au service du politique. La fonction du politique et, par voie de conséquence, le décalage attesté entre discours politique et praxis politique sont parti-culièrement spécifiques au caractère fortement politisé d’un corps social qui n’a pas été prévu et qui ne correspond pas non plus aux prescriptions du système politique moderne. C’est précisément cette singularité du système hellénique par rapport à la “règle” qui explique la déviation déjà signalée au sujet de la légitimité extrêmement limitée dont jouissent le concept de l’espace public et le pouvoir politique de l’État. En d’autres termes, la fluidité durable et les particularités du système politique grec doi-vent être attribuées non pas à la faiblesse de la société civile, mais à l’origine excep-tionnelle de la société hellénique, qui se transmet par héritage à son comportement et à sa dynamique. Dans ce cadre, ni le pouvoir ni la classe politique ne sont «destinés» à libérer la société, en jouant un rôle patronal dans le processus d’émancipation politi-que du corps social (le projet de classe). Ils n’ont pas non plus la prétention de chan-ger la société ou le monde (le projet idéologique) . On n’attend d’eux que d’appliquer un programme politique d’ordre redistributif conforme à l’idée de l’intérêt commun: des travaux d’infrastructure et de prévoyance, une politique économique et une gestion du «bien commun» pro-populaire, un exercice du pouvoir qui soit en harmonie avec le «projet» électoral. En tout état de cause, l’«ennemi» d’en face n’est pas l’«autre» social, en l’occurrence la classe sociale, mais de loin l’«autre» politique, c’est-à-dire la classe et le pouvoir politique qui lui échappent. Il est à retenir que l’identification politique du corps social s’effectue prioritairement sans intermédiaire (syndicats, etc.), en direct avec le champ de la politique, comme si l’on était en pleine société politique. Le ci-toyen idéal n’est pas le citoyen loyal qui renvoie le pouvoir public dans la sphère du “sacré”, mais le citoyen politisé. Les forces intermédiaires, quels que soient leur poids ou leur rôle dans le temps, du fait qu’elles font partie d’une “représentation” qui ras-semble la souveraineté en politique, sont classées à côté des institutions qui s’appro-prient les intérêts du citoyen. Or, on est conscient que la structure de la politique, vue comme pouvoir souverain, empêche que l’émancipation politique exceptionnelle du citoyen établisse un certain équilibre, non décalé avec ses aspirations fondamentales.
5. QUESTIONS DE PERSPECTIVE
Cet argument herméneutique du phénomène identitaire hellène laisse entendre , d’un autre point de vue, pourquoi l’ouverture sur l’Europe communautaire et sur le monde est réalisée par le parti libéral. Le parti socialiste la suivra après une longue hostilité rhétorique et enfin, avec une hésitation qui ne fléchit que sous le poids at-tractif du “budget” communautaire quant à la logique redistributive avancée de son projet politique.
L’intégration de la Grèce aux institutions européennes sera, pour les uns, le pa-rachèvement d’une longue marche vers sa modernisation; pour les autres, l’aboutissement inéluctable du processus d’intégration du pays au système internatio-nal; pour le reste, une petite minorité bruyante (qui se définit comme «néo-orthodoxe»), l’entrée dans l’Union européenne ne doit pas conduire à l’abandon de la «spécificité» hellénique. En tout cas, elle sera accompagnée d’une réanimation de la problématique sur l’hellénicité, la nature de l’hellénisme, la place de la société grecque dans le monde contemporain, et par extension, sur le rapport entre l’identité hellénique et l’identité européenne, ou encore sur la place de l’identité grecque, entre les identités «occidentale» et «orientale», dans le cadre du système statocentrique contemporain. Cette problématique montre, en fait, les difficultés qu’éprouve la société grecque à trouver un équilibre entre son historicité et sa place dans le cosmosystème moderne. Les insuffisances de la science sociale et les opportunités politiques de notre époque (par exemple les clivages internes du monde moderne, l’approche et la typologie en-gagées du phénomène politique, y compris l’identification du système représentatif à la démocratie, bref le stade primeur que travers l’anthropocentrisme à grande échelle, etc.), rendent encore plus difficile toute tentative d’élever la dimension cosmosysté-mique du paradigme hellénique, voire même sa fonction identitaire particulière, au rang d’un interlocuteur comparatif valable vis-à-vis du cosmosystème moderne.
Au même moment, la transition à la société technologique soulève une ques-tion majeure relative au dilemme «résistance ou continuité» des éléments qui compo-sent les phénomènes identitaires dans leurs différentes dimensions. Cela concerne par-ticulièrement les jeunes générations qui, face aux nouveaux problèmes (transforma-tions profondes en matière de travail, émergence d’un environnement médiatique cata-lyseur, etc.), sont facilement conduites à un rejet plus ou moins global de la vie et de la société établies . Pourtant, ce rejet ne semble pas menacer, à terme, la qualité d’avant-garde politique , la nature hyperpolitisée qui caractérise la société grecque, bien que la méfiance envers la classe politique et la représentation traditionnelle (pou-voir souverain, partitocratie, etc.) soit poussée à l’extrême. D’autant plus que ces évo-lutions coïncident, en Grèce particulièrement, avec des cristallisations originales sur la scène politique: par exemple, les mutations du phénomène télémédiatique, qui, du simple moyen d’information, s’est vu transformé en vaste champ de la politique . Ces cristallisations changent graduellement la nature du système politique, à mesure que son espace politique se déplace, en fait, loin des institutions traditionnelles, vers la société. Ce qui produit l’émancipation progressive du système politique vis-à-vis de l’État et, en conséquence, à son positionnement en dépositaire privilégié de l’intérêt public et sûrement de la nation. Le rapprochement plus ou moins dévoilé de la société et de la nation renvoie, à terme, à une approche relative et pluraliste du national et, en dernière analyse, à la prééminence du social-politéien au lieu du national-politéien . Le concept de citoyenneté, pour sa part, acquiert progressivement une signification polymorphe, qui se définit par la nature du système politique plutôt que par l’apparte-nance «nationale» ou étatique. Ce nouvel environnement politéien annonce, semble-t-il, des réaménagements importants au niveau de l’articulation du phénomène identi-taire, qui rappellent l’ère hellénique du cosmosystème anthropocentrique .
Or, le passage à la société technologique présente apparemment une contradic-tion intéressante: d’une part, on assiste à un processus d’homogénéisation accélérée, au sens d’une intégration anthropocentrique de plus en plus croissante du monde mo-derne; d’autre part, on constate une tendance dynamique d’affirmation pluridimension-nelle du phénomène identitaire, caché jusqu’alors derrière la volonté souveraine et im-posante du pouvoir central et de l’Etat. Que cette évolution rappelle les réalités poly-systémiques et les autonomies libertaires du cosmos hellène, est-ce là un signe du re-tournement du monde et, en somme, d’une transition prédisant l’édification d’un arse-nal identitaire propre au stade de la société politique du cosmosystème statocentri-que? C’est précisément l’enjeu qu’introduit la nouvelle rencontre du monde moderne, y compris de la Grèce, avec l’acquis du cosmosystème hellénique, annoncée par les transformations radicales de la période technologique, dont on est appelé à prendre conscience.
TABLE DES MATIÈRES
1. PROPOS INTRODUCTIFS 1
2. L’IDENTITE COSMOSYSTÉMIQUE 3
3. ENTRE L’IDENTITÉ OECUMÉNIQUE DE LA CITÉ COSMOPOLITÉIENNE ET UNE CONSCIENCE IDENTITAIRE CONFORME À L’ÉTAT-NATION 11
4. VERS UNE IDENTITÉ DE L’ÉTAT-NATION 20
5. QUESTIONS DE PERSPECTIVE 27
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