Du Nouvel Ordre International.
Samuel Huntington et “le Choc des Civilisations”:
“ Civilisation religieuse ” ou cosmosystème ?

par Georges Contogeorgis

Résumé :
L’ouvrage de Samuel Huntington “ Le Choc des civilisations ” est en apparence fondé sur un appareillage empirique et conceptuel convaincant. Pourtant, l’observation des sources historiques, la partialité des arguments évoqués, et l’évitement de tout ce qui pourrait venir contredire la thèse “ officiellement défendue ” fait de ce livre un pur produit de l’idéologie nord-américaine contemporaine. Aussi présenter ce livre et, surtout en critiquer les fondements à partir d’une autre réflexion historique et philosophique, tel est le projet de cette contribution. L’auteur propose ainsi une nouvelle lecture de la nature du monde moderne et de ses précédents historiques fonder sur le concept de cosmosystème.

Introduction: l’argument de la “civilisation religieuse”.

L’argument fondamental de Huntington est que la civilisation est une variable explicative de la constitution et du fonctionnement du monde et en tout cas dans l’ère post-socialiste. Cependant, sa “ civilisation ” se résume à la force constitutive et diversifiante de la religion. Son usage de l’histoire, parfois erronées ou particulièrement déformées, voile les réalités qui ne concorderaient pas avec son projet. Ces manipulations de l’histoire sont-elles dues à sa tentative de fonder son argument ou à la manifeste déficience de sa démarche scientifique ? Il est clair que ses références “ bibliographiques ” et son schéma interprétatif, ses informations concernant les pays et les civilisations proviennent de son “ substrat scolaire ”, de la presse quotidienne et de ses “ conversations ” avec des diplomates ou de “ sources ” issues de services étatiques. Il est douteux qu’il ait effectué des visites dans la plupart des pays qu’il évoque. Plus que manifeste dans son œuvre, également, l’absence de culture classique, qui eût pu éventuellement tempérer quelque peu ses conclusions.
En ce sens, la “ valeur ” de l’œuvre de Huntington est plus liée à la place qu’il a su occuper dans les développements idéologiques nord-américain qu’à la qualité de son argument scientifique. Ceci dit, le débat qu’elle a provoqué à propos de la constitution et de la dynamique du monde “ post-socialiste ” rend la critique d’autant nécessaire que l’auteur avoue lui-même viser à l’élaboration de l’idéologie et de la géopolitique du nouvel ordre mondial. Nous mettrons en évidence l’impasse gnoséologique et méthodologique de l’hypothèse de l’auteur ainsi que la faiblesse de l’argumentation, en proposant un autre schéma herméneutique du monde et, par extension, de notre époque, en accord avec les paramètres fondamentaux de l’évolution historique.

L’hypothèse de base de l’auteur est que “ l’histoire humaine est l’histoire des civilisations ”. Il avance donc la “ civilisation ” comme mobile de l’action et de l’évolution de l’homme. Or “la caractéristique déterminante essentielle des civilisations ” est la religion. Faisant sien le point de vue de Christopher Dawson (1962), il admet que “ les grandes religions sont la pierre angulaire sur laquelle s’édifient les civilisations ”. Les autres composantes de la civilisation en général (économie, composition sociale spécifique, institutions, valeurs, etc.) ont une fonction secondaire et, de toute façon, sont liées à la nature de la religion. Dans ce cadre, l’“ Occident ”, identifié au périmètre de la “ chrétienté occidentale ” présente comme caractéristiques nécessaires l’héritage classique, les langues occidentales ou romanes, la séparation du spirituel et du temporel, l’État de droit, le pluralisme social, les corps représentatifs, l’individualisme, les droits de l’Homme . En revanche, les autres zones culturelles, parmi lesquelles figure l’aire orthodoxe, n’ont qu’un rapport lointain, voire minime, avec ces acquis.
Partant de là, il distingue comme étant les “ civilisations modernes essentielles ”, les civilisations chinoise, japonaise, hindou, musulmane, occidentale, orthodoxe et, en un certain sens, les civilisations latino-américaine et africaine.
Il constate au cours du XXe siècle un écart à la règle culturelle, puisque pour un temps la politique mondiale se faisait sur la base des données idéologiques prônées par la Révolution russe. Mais depuis l’effondrement du socialisme réel, “ la politique mondiale, sous la poussée du modernisme, s’élabore à nouveau le long des frontières culturelles ”. En conséquence, selon lui, la domination du monde occidental toucherait à sa fin, tandis que les autres civilisations revendiquent un réagencement du système inter-étatique et, dans ce cadre, une “ désoccidentalisation ” ou, à défaut, l’incorporation des pays non “ occidentaux ” au “ Nouvel Ordre ” dans le respect de leur propre système de valeurs.
En même temps, alors que Huntington est prêt à définir la civilisation “ occidentale ” de manière positive et notamment en fonction de critères concrets (la séparation du spirituel et du temporel…), il procède par simple opposition, au moment d’aborder les autres “ civilisations ”. Il ne décrit pas leur nature et surtout, il les définit à partir du “ modèle ” axiologique et pratique de “ l’Occident ”, la seule à avoir su se “ moderniser ”.
Cependant, à considérer plus attentivement les éléments qui composent cette civilisation “ occidentale ”, on s’aperçoit qu’il s’agit de ceux qui visent justement la “modernisation ” (économie, politique, etc.), et non de caractéristiques particulières qui feraient son originalité. L’auteur ne nous renseigne pas, par exemple, sur ce qui fait la nature spécifique du catholicisme et du protestantisme, par quoi ils se différencient de l’orthodoxie ou de l’islam, etc. Il note simplement que la chrétienté “ occidentale ” est passée par les stades de la Réforme et de la Contre-Réforme, qui manquent au vécu de l’orthodoxie. Dans le même temps, il s’empresse de mettre au crédit de la société “ occidentale ” le fait qu’elle soit parvenue aux prémices du despotisme privé, la féodalité, qu’il n’hésite pas à présenter comme un stade supérieur à celui du despotisme étatique et, bien entendu, à celui de l’anthropocentrique Byzance.
Il admet certes ailleurs, sans peut-être prendre toute la mesure de cet aveu, que la nature de la civilisation “ occidentale ” est primitivement identique à celle des autres civilisations, c’est-à-dire despotique. La civilisation “ occidentale ” se serait “ modernisée ” parce qu’elle remplissait les conditions pour ce faire : elle était catholique ! ; et pluraliste en tant que féodalité, tout en englobant des monastères, des corporations, une classe restreinte mais influente de marchands, des villes, des corps représentatifs, etc. Nombre de ces “ caractéristiques de la civilisation occidentale ” apparaissent dans d’autres civilisations, mais “ en Occident, leur combinaison était unique.
Huntington ne s’intéresse pas aux raisons de cette combinaison originale ni aux conditions historiques du processus de “ modernisation ” en Europe occidentale. Il n’en est pas moins persuadé qu’elle était dans la nature de la civilisation “ occidentale ”, c’est-à-dire de la chrétienté “ occidentale ” et non dans celle des autres civilisations -, et qu’en tout cas, l’Occident doit son salut au fait d’avoir echapé à l’influence destructrice de Byzance. Chose qui n’a pas réussi à faire la chrétienté “ orthodoxe ”. Selon l’auteur, l’impuissance à se moderniser manifestée par les civilisations non “ occidentales ” est le résultat de leur religion et, par extension, de la composition particulière des sociétés qu’elle reflète. Il discerne que ces civilisations sont susceptibles d’une “ modernisation ” sélective : en matière économique, technologique notamment, mais non sur les plans sociétal, politique, idéologique ou du système de valeurs. D’où la conclusion que ces dernières dimensions de la “ modernisation ” font partie intégrante de la nature “ occidentale ” et ne sont pas susceptibles d’être exportées dans les civilisations non “ occidentales ”.
Cette approche n’est pas propre à l’auteur. Elle s’inscrit dans une tendance plus générale de la science sociale moderne à déstructurer au lieu de synthétiser le monde historique ; à ramener le différent (le passé, le futur, etc.) à un présent “ modèle ”, lui-même axiomatiquement promu au rang suprême.

A. Le cosmosystème contre la “ civilisation religieuse ”

Pour rendre compte des faiblesses problématiques de l’ouvrage, on propose ici un exemple alternatif pour l’histoire et l’interprétation du monde contemporain.
Si la “ civilisation ”, notamment “ religieuse ”, ne constitue pas un paramètre autonome générateur du monde, c’est qu’elle est indissociable de la nature du monde et, plus précisément, de sa nature de cosmosystème global. Celui-ci délimite un ensemble de sociétés achevé du point de vue de la cohésion et du fonctionnement, ces sociétés étant dotées de déterminants et de fondements communs. Ces derniers s’impriment dans la composition de chaque cosmosystème. Ils sont enfin liés à des paramètres précis, et notamment à leur nature, à leur stade d’évolution et à leur mode d’articulation. Nous pensons en particulier au facteur “ politéien ”, entité sociale de base, économique, communicationnel et idéologique au sens large, qui comprend aussi les mentalités, les références culturelles et la religion, etc.
Nous distinguons deux types fondamentaux de cosmosystèmes historiques : le cosmosystème despotique ou féodal et le cosmosystème anthropocentrique. Le premier produit des “ sociétés de sujets ” et, sur le plan politique, des systèmes de propriété ou, dans le meilleur des cas, d’appropriation légitimée de l’extérieur (par la grâce de Dieu, par exemple). Il présente deux variantes de base : le despotisme “privé” et le despotisme “étatique”. Ce dernier constitue un stade supérieur dans lequel la “société de sujets” subit les assauts d’éléments de type anthropocentrique (par exemple, de la part de couches périphériques de commerçants et d’artisans), mais aussi de la fonction régulatrice du pouvoir central.
La première période asiatique relève du despotisme “privé ” comme la période médiévale de l’Europe occidentale. Le despotisme “privé” écarte les activités de connaissance, inutiles pour lui. Inversement, le despotisme “étatique” leur accorde quelque espace, à la condition qu’elles servent la logique et les besoins du despotisme. Les “antiques” civilisations qu’invoque Huntington (celle de la Chine, par exemple) en sont des manifestations morphologiques du despotisme “étatique”. Toutes les religions asiatiques, christianisme en tête, reflètent certaines logiques du cosmosystème despotique. C’est sous ce régime que l’humanité a vécu sa vie historique “civilisée”, et cela en grande partie jusqu’au XXe siècle.
La sortie du Moyen Âge marque en occident le passage du despotisme “privé” (la féodalité) à un certain type de despotisme “étatique” à partir de la Renaissance. Dans ce cadre, l’église catholique constitue l’expression la plus authentique d’un despotisme étatique de type asiatique. Dit plus simplement, la version “occidentale” du christianisme s’accorde totalement à l’enseignement chrétien primitif, qui représente une conception despotique de l’organisation sociale et politéienne et une éthique de société agraire féodale. Si, donc, l’Occident a connu la Réforme, la Contre-Réforme, la Renaissance et les Lumières, c’est qu’il était passé auparavant par le régime du cosmosystème despotique et que son retour à l’anthropocentrisme supposait qu’il se défasse de ses entraves despotiques et qu’il construise l’idéologie et l’environnement de l’homme nouveau, c’est-à-dire libre.

Le cosmosystème anthropocentrique met au centre l’individu. La religion détermine non pas les affaires humaines, les choses terrestres, mais exclusivement les choses célestes, le destin transcendant de l’homme. Il s’ensuit que l’institution ecclésiale y est tolérée, mais uniquement pour gérer les besoins et inquiétudes métaphysiques de l’homme.
Le premier cosmosystème anthropocentrique de l’histoire connue, et le seul jusqu’aux temps modernes, a été le cosmosystème hellénique. Dès l’époque créto-mycénienne, l’hellénisme s’est peu à peu constitué sur le mode anthropocentrique en tant que cosmosystème, et non comme nation(-État). Les paramètres fondamentaux du cosmosystème hellénique sont la Cité, l’échelle communicationnelle qui lui est connexe et l’économie chrématistique. J’utilise l’expression économie “chrématistique” de préférence à celle d’“économie de marché” pour désigner l’économie basée sur le commerce et la “transformation”. C’est l’argent – élevé au rang de valeur en soi – et non le marché qui caractérise l’ensemble du processus économique.
Ces deux traits particuliers de l’hellénisme, sa constitution anthropocentrique en termes cosmosystémiques, font sa spécificité par rapport au monde despotique. Elle interdit son approche ou sa périodisation en termes ethnocentriques. L’histoire de l’hellénisme n’est pas l’histoire de la “ Grèce ”, des temps hellénistiques, “ romains ”, “ byzantins ” ou ottomans, mais celle d’un cosmosystème anthropocentrique à petite échelle.

Du point de vue de la typologie évolutive, le cosmosystème hellénique se divise en une période statocentrique et une période œcuménique.
La première repose sur le régime politique de la Cité. La Cité-État constitue une réalité extrêmement synthétique qui dénombre, en fait, plusieurs milliers d’entités politéiennes. Elle conçoit le cosmosystème comme l’addition des cités-États souveraines. Les relations inter-étatiques sont considérées comme un mal nécessaire imposé par les contraintes de coexistence. La politique, l’économie, la société s’accomplissent au sein de la cité souveraine, dont l’idéal est l’autarcie. A l’époque préclassique tardive puis classique, une dissociation intervient entre la politique – liée au cadre de la cité – et l’économie, qui passe plus ou moins à un cadre cosmosystémique. La synthèse de ces deux paramètres est réalisée par le biais des regroupements “ politiques ” et de la solidarité idéologique ou de classe imposées par les grandes puissances de l’époque et véhiculés par le système communicationnel qui s’est à présent développé à un niveau cosmosystémique plus large.
Le passage à la période œcuménique se fait en deux étapes : pour l’espace métropolitain et oriental du cosmosystème hellénique, avec Alexandre le Grand ; pour l’hellénisme de la Méditerranée occidentale, avec les Romains. Dans les deux cas, l’évolution vers l’œcuménisme se combinera avec son développement extensif sur le cosmosystème despotique. L’œcuméné, c’est-à-dire la phase méta-étatique du cosmosystème anthropocentrique global, va se constituer politiquement comme cosmopolis (le monde comme une seule cité-État).

Le fondement hellénique – statocentrique ou œcuménique, jusqu’à l’aube du XXe siècle – à savoir la “cité”, établit une distinction entre : a) la “société civile”, et b) la “société politique”.
La “société civile” coïncide avec la première période qui suit l’époque despotique. Elle est politiquement placée sous le signe du système représentatif, qui consacre l’exclusion politique de la société (principe de la dichotomie entre société et politique). Au cours de cette phase, le droit et l’administration de la justice sont objectivés et les fondements primordiaux de l’État social sont introduits.
La politique, conçue comme un concept purement opérationnel, est abordée comme un droit et non comme une liberté. Dans le cosmosystème hellénique, la représentation, et donc le suffrage universel, la liberté individuelle et les droits socio-politiques s’inscrivent comme des acquis primaires et, par extension, appartiennent à un stade pré-démocratique.
Le passage de la société civile à la société politique coïncide avec une évolution des systèmes de “pouvoir” (représentatif) en la démocratie. La démocratie se définit comme l’antithèse des systèmes de pouvoir (despotique et anthropocentrique) et traduit une phase dans laquelle la vie politique et sociale est abordée en termes non pas de droits mais de liberté. L’individu ne se définit pas simplement comme une personne (liberté individuelle) mais surtout socialement et politiquement.

La géopolitique du cosmosystème hellénique a connu des avatars importants. Elle a incorporé de nombreuses autres entités culturelles (nationales, religieuses, etc.). Mais sa structure de base, anthropocentrique, est représentée par l’espace vital historique de l’hellénisme qui, à son stade supérieur mais non ultime, coïncide avec l’Empire romain d’Orient.
Byzance représente en effet, à plusieurs titres, l’expression la plus accomplie de l’œcuméné hellénique : la cosmopolis ou cosmopoliteia qui détermine le système politique de l’œcuméné anthropocentrique continue à être composée de la somme des “cités” autonomes (“koina” ou communes) disséminées sur l’ensemble du territoire, et constitue son fondement. La métropole fonctionne comme le système central et harmonisateur de l’ensemble de l’Empire.
Dans le cadre du “commun”, l’être humain se constitue en termes de liberté individuelle mais aussi de liberté sociale et politique. À Byzance, le concept de minorité est inconnu, non pas que le régime serait absolutiste, mais parce qu’il vit la phase œcuménique de l’anthropocentrisme hellénique, dans laquelle les groupes culturels ou autres formations sociales qui y existent s’instituent en autonomies politéiennes spécifiques. Chaque entité politéienne a son propre système politique, y compris celui de la démocratie (directe). L’esclavage n’est plus, comme à Rome, le fondement de l’économie et de la société. En ses lieu et place, le système associatif ou corporatif garantit le travail libre (non dépendant). C’est cela qui, combiné à la constitution de la “nouvelle Rome” en cité, doté de caractéristiques nettement anthropocentriques, fait toute l’originalité de l’œcuméné byzantine. À Constantinople domine non pas la propriété foncière et les classes “établies” comme dans la Rome sémi-despotique, mais la classe bourgeoise, les couches moyennes professionnelles qui s’organisent en corporations, et le prolétariat urbain. Le système de la cité reine constituant le système politique central de la cosmopoliteia, les autres institutions centrales se soumettent à elle. C’est pourquoi le roi, par exemple, est élu ou, dans le pire des cas, obligatoirement légitimé par un sénat nombreux et représentatif et par le peuple (démos). Inversement, dans le système politique despotique, le pouvoir suprême est héréditaire, ce qui désigne la propriété comme un fondement du pouvoir. Charlemagne a été couronné empereur, et non roi, par le pape en premier et dernier ressort, alors qu’à Byzance, la cérémonie religieuse – d’ailleurs pas toujours présente – faisait suite à l’élection. Elle tenait lieu de confession, et ne faisait que confirmer la procédure. La nature profondément anthropocentrique de l’œcuméné hellénique et de la cosmopoliteia à Byzance expliquent, entre autres, le fait que nombreux rois et la majorité des sénateurs aient été originaires de couches professionnelles urbaines moyennes ou même populaires, la présence fréquente de femmes au sommet de la cosmopoliteia, etc. Elle diffère donc de l’empire, qui repose sur un caractère despotique ou semi-despotique. En d’autres termes, ce n’est pas la texture multiethnique ou non de la population qui caractérise un État, mais en l’occurrence sa nature, sociale et politique.
Le transfert du noyau – la métropole – de la cosmopoliteia romaine au cœur du cosmosystème hellénique et la nécessité urgente de protéger ses qualités anthropocentriques des assauts de l’idéologie despotique du christianisme, la contraindra à réaffirmer sa position comme “politeia” de droit. C’est Byzance – et non la Rome antique – qui a codifié ledit droit “romain” en l’adaptant au cosmosystème hellénique. C’est à Byzance également que fut appliqué, sans faille jusqu’à la conquête ottomane, le droit “romain” : la notion de “politeia” de droit. Sa dernière révision notable devait être réalisée un peu avant la chute de Byzance par Constantin Armenopoulos et c’est sous cette version qu’il fut appliqué ensuite dans les “koina” grecques sous le régime ottoman.
Enfin, la cosmopoliteia byzantine fut, d’une manière générale, de nature “laïque”. Le fait d’adopter la religion chrétienne, pour la contrôler et l’utiliser comme idéologie de cohésion ne veut pas dire que Byzance n’était pas globalement anthropocentrique et qu’elle ne se définissait pas elle-même comme État romain. Steven Runciman (1933) convient notamment que l’histoire de l’État byzantin se confond avec celle du commerce. Je ne vois pas comment on pourrait concilier la thèse de la structure féodale ou moyenâgeuse de Byzance avec le fait que la monnaie byzantine fut, presque jusqu’à la prise de Constantinople par les Ottomans, le fondement du système monétaire mondial.
L’église adopta dans sa totalité l’acquis institutionnel – l’autonomie politéienne, le caractère synodal et la démocratie – et idéologique – la perception anthropocentrique de l’individu – du cosmosystème hellénique. Ses rapports avec l’État et la société se construisaient sur le principe des rôles “distincts”. Quand le patriarche tentera d’intervenir dans une affaire politique, le roi Andronic II Paléologue le lui rappellera : “Je vous ai appelé à veiller aux affaires ecclésiastiques et à vous abstenir des affaires communes et royales”. En vertu de ce principe, l’Église à Byzance s’édifia sur la base du cosmosystème hellénique . Bien que l’église, en tant qu’institution, ait toujours conservé son autonomie, l’État n’hésita pas à combattre sans pitié certains aspects du christianisme (le monachisme, par exemple) quand ils semblaient pouvoir menacer le caractère incontestable de sa souveraineté. Or, ce ne sont pas la nature et les fondements de l’anthropocentrisme hellénique qui ont été invités à payer pour la victoire du christianisme, mais l’identité et la culture helléniques.
Le rôle spirituel de l’église orthodoxe, distinct, donc, de celui de l’Etat, et son organisation démocratique basé sur la cité, la différencient de l’église occidentale, qui se constitua dans un contexte despotique dont, en dépit de la Réforme, elle a transporté certains aspects essentiels jusqu’à nos jours (au-delà de sa structure, sa vision de l’homme, son rôle temporel dans la vie sociale et politique, dans le système éducatif, etc.). Le schisme entre les deux églises eût été un épisode sans importance dans l’histoire s’il n’avait dissimulé le heurt des deux cosmosystèmes, le latin (de type despotique) et l’hellénique (de type anthropocentrique).
Mais ce que certains modernes, dont Huntington, ne veulent comprendre, c’est que, grâce à sa nature anthropocentrique et cosmopolitéienne, Byzance a sauvé l’héritage classique comme outil de travail et non comme article de musée. La place capitale de la littérature grecque (de l’art, etc.) à Byzance ne s’explique que par la connexion indissoluble de cette période hellénique avec sa phase œcuménique et statocentrique antérieure. Cette connexion préservera les outils précédents et entretiendra la curiosité intellectuelle (les sciences sociales, l’histoire, les classiques comme Thucydide).
La chute de Byzance coïncide avec la dernière phase du schéma politéien édifié par l’œcuméné hellénique : la cosmopolis. Mais ce cosmosystème devait continuer à conditionner pour longtemps encore les événements : les “cités” italiennes, les “cités” autonomes dans le cadre de la domination ottomane, manifestement ignorés par Huntington, mais aussi à la diffusion de ces paramètres dans la zone européenne au-delà de la péninsule italienne.

J’ai particulièrement insisté sur Byzance parce que cette dernière constitue le nœud historique sine qua non du passage du cosmosystème hellénique (la petite échelle) au cosmosystème ethnocentrique moderne (la grande échelle). Huntington tient Byzance pour responsable de l’évolution distincte des deux civilisations “essentiellement différentes” que sont le christianisme “occidental” et slave, et plus précisément de l’impuissance de l’orthodoxie à suivre les changements et à s’accommoder de la “ modernisation ”.
Or l’interprétation cosmosystémique de l’histoire prouve que la conversion de l’“ Occident ” à l’anthropocentrisme est totalement imputable à Byzance alors que “ l’orthodoxie ” slave n’est parvenue que bien plus tard à s‘y assimiler. L’“ Occident ” ne s’est pas contenté de tirer profit de certains aspects de Byzance. Il en constitue le prolongement direct.
Ces deux “aires” furent une part organique de l’espace vital hellénique, en tant que “périphéries” – une sorte de “ tiers monde ” – du cosmosystème anthropocentrique à petite échelle : l’“ Occident ”, de manière continue depuis la période statocentrique de la “ cité ” jusqu’à la première et la seconde (byzantine) phases romaines ; l’“ Orient ” slave, essentiellem ent à partir de la moyenne période byzantine, suite aux pressions exercées par le despotisme asiatique et les Arabes sur l’espace vital hellénique. Le virage vers le nord et l’incorporation des Slaves à la sphère byzantine fut dictée essentiellement par le besoin de créer de nouveaux marchés, jusqu’en Scandinavie. Les Russes entreront dans une dynamique anthropocentrique qui sera interrompue après la chute de Constantinople, quand ils se trouveront isolés puis soumis pour longtemps à la souveraineté mongole. Ils conserveront de Byzance l’orthodoxie et le “ souvenir ” d’un État central fort. Mais une fois passés à un système despotique, la politéia communale et l’économie “ chrématistique ” disparurent, tandis que l’État central fort se transformait en despotisme étatique et l’église orthodoxe, en créature du Despote. Néanmoins, la culture de l’orthodoxie, profondément imprégnée de l’anthropocentrisme hellénique, maintint ouverte une lueur de contestation, surtout dans les couches populaires. En tout état de cause, la société et l’État de la Russie n’ont que peu de chose à voir avec ceux de l’œcuméné hellénique de Byzance.
Dans le même temps, Byzance chercha le moyen de ramener des régions vitales de l’ancien Empire romain d’Occident dans sa sphère politique et économique directe – car elles ne cessèrent jamais d’appartenir à sa sphère indirecte (Pirenne 1987) . La réintégration d’une grande partie de la péninsule italienne à la cosmopolitéia byzantine joua le rôle d’un canal qui devait permettre un nouvel essor du commerce de Byzance, de ses valeurs et de ses institutions (des cités communales, des corporations etc.) vers le reste de l’Europe. Les despotes y rivalisent dans l’importation de modèles byzantins, tandis qu’au même moment, par le truchement des cités italiennes, son commerce ou ses produits sont les leviers de l’éclatement de l’enfermement féodal.
Les croisades seront la deuxième grande occasion pour l’Europe occidentale de passer d’un cosmosystème despotique à un long processus de mutation anthropocentrique. Pour la première fois, le serf découvre l’image du paysan propriétaire et de l’homme de métier et du prolétariat des villes, tandis que le seigneur féodal, ébahi devant les grands centres urbains et leurs populations, retiendra que la richesse (“ chrématistique ”) de Constantinople est plus grande que celle de l’ensemble du reste du monde (despotique).
Il est capital de souligner que la “ renaissance ” des cités italiennes n’est qu’une affaire interne de l’œcuméné hellénique ou byzantine. Elles continueront à reconnaître jusqu’à la chute de Constantinople leur appartenance (réelle ou symbolique) à la cosmopoliteia byzantine et à se considérer comme une part organique du cosmosystème hellénique.
Ainsi l’éclatement de la féodalité ouest-européenne et sa marche vers la transition à l’anthropocentrisme seront-ils véhiculés sous le signe du cosmosystème hellénique de Byzance. Le système des “ cités ” et des corporations, les métiers et, avant cela même, les monastères, le système éducatif (universités, bibliothèques, etc.) et une multitude d’autres expressions de l’économie “ chrématistique ” et de l’édifice anthropocentrique de l’Europe de la Renaissance ne sont pas des créations ex nihilo mais des importations telles quelles de l’acquis hellénique ou byzantin. Si le monde moderne a échappé au système esclavagiste en matière d’économie “chrématistique”, il le doit largement à Byzance et, pour être clair, à l’acquis corporatiste hellénique: l’organisation du travail et du capital sur une base “ associative ” et, par extension, au rejet du travail dépendant.
L’introduction de l’acquis anthropocentrique en “ Occident ” se fit dans un contexte essentiellement despotique, qui contribua toutefois amplement à sa transition du stade “ privé ” au stade “ étatique ”. Le pouvoir royal, comme modèle, d’instance élue qu’il était dans la cosmopoliteia, évoluera, comme chez les Russes, en pouvoir absolu et héréditaire, en monarchie despotique (avec un pouvoir fondé sur la propriété). Le nombreux Sénat, dominé à Byzance par les couches sociales urbaines, sera ramené au rang d’un conseil de seigneurs féodaux (et de quelques proto-bourgeois) qui prendra le nom de Parlement. Les communes fonctionneront longtemps comme satellites des domaines féodaux. Même aux États-Unis où, libres du système féodal, elles joueront un rôle capital dans la constitution de la société américaine, jamais elles n’acquerront une base véritablement démocratique (elles ignorent même le concept du citoyen qui décide par son vote, etc.) (Tocqueville, 1961) analogue à celle de Byzance et notamment des “ koina ” grecques de la période ottomane. Les corporations, d’institutions de contrôle du capital par le travail et d’une manière d’abolir le travail dépendant, se transformeront peu à peu en clubs professionnels fermés et en moyens de contrôler la dynamique du travail. Le droit “ romain ”, enfin, jadis paramètre organique d’un monde purement anthropocentrique, deviendra en Europe le véhicule de la constitution ex nihilo d’un État de droit rudimentaire.
Ces quelques remarques viennent confirmer que l’Europe occidentale tout d’abord, la Russie ensuite, sont bien redevables à Byzance. Cette évidence fait du même coup voler en éclats l’hypothèse de Huntington selon laquelle ce qui différencie l’ “Occident ”, c’est sa version du christianisme. Ce dernier rapproche l’ “Occident” de l’acquis despotique, à savoir des autres expressions culturelles du cosmosystème despotique (chinoise, par exemple), alors que les éléments “ acquis ” de l’anthropocentrisme hellénique, qu’il a reçus de l’œcuméné byzantine ou qu’il a conquis par la suite dans le sens de la dynamique anthropocentrique nouvelle (le protestantisme, etc.), l’en éloignent. Ainsi, ce sont les éléments de l’acquis anthropocentrique qui le placent à l’avant-garde moderne, et non son passé despotique, qui composent l’identité de l’“ Occident ”. La Réforme et la Contre-Réforme, de même que la Renaissance et les Lumières, sont autant d’étapes dans l’adaptation du christianisme “ occidental ” à la logique anthropocentrique et d’efforts de dépassement des ankyloses provenant du passé. En cela, les pas franchis dans le sens de l’anthropocentrisme ont rapproché l’église “ occidentale ”, le catholicisme mais surtout le protestantisme, de l’esprit de l’orthodoxie grecque.
Cela ne s’oppose pas à ce que l’on admette que tant l’“Occident ” (européen) que le nouvel “Orient ” (européen) s’inscrivent à des niveaux différents dans la périphérie vitale du cosmosystème hellénique et qu’ils ont adhéré à l’anthropocentrisme en s’y incorporant. Ce qui les différencie, c’est la manière et le moment de cette incorporation. Le transfert des fondements de l’anthropocentrisme hellénique se réalisera progressivement et sans heurts vers sa périphérie “ occidentale ”, alors que ce même processus, déjà bien retardé de toute façon, sera interrompu prématurément en direction des Slaves. En tant que paramètre culturel, l’orthodoxie était incapable de mettre à elle seule en mouvement des dynamiques similaires. La réforme de l’orthodoxie russe, accomplie elle aussi avec le concours décisif du patriarcat de Constantinople, XVIIe siècle, ne devait pas s’accompagner d’évolutions comparables du côté de la société et de l’État. C’est précisément l’impasse despotique qui explique la ruée révolutionnaire de la société russe vers l’anthropocentrisme au début du XXe siècle.
Cependant, ces distinctions viennent plutôt confirmer le point de vue selon lequel “ l’Occident ” et “ l’Orient ” (slave) constituent un domaine culturel commun, qui s’inscrit dans la perspective de l’anthropocentrisme hellénique. En cela, le monde moderne se différencie partiellement de l’islam arabe qui, ayant intégré les acquis du cosmosystème hellénique, parvint rapidement à son déclin, mais surtout des autres zones de la planète qui ne sont jamais entrées dans le périmètre du cosmosystème hellénique ou anthropocentrique à petite échelle – pour y puiser leurs origines – et qui ont rencontré l’acquis anthropocentrique moderne par le biais du colonialisme, au cours du XXe siècle.

B. Le cosmosystème moderne et l’impasse de S. Huntington

Penser la genèse du cosmosystème moderne

Le cosmosystème moderne constitue donc un prolongement du cosmosystème hellénique. Ce qui fait sa différence, c’est le passage de la petite échelle – hellénique – à la grande : celle de l’État-nation. Toutefois la première se présente comme un parcours complet, depuis sa phase statocentrique à sa phase œcuménique. En revanche, le passage à la grande échelle ne permettra pas l’assimilation de l’acquis hellénique, comme la démocratie. Le passage à l’anthropocentrisme, après une longue période de “ fluctuation” entre la petite échelle et la dynamique émergente de la grande, partira de zéro : un statocentrisme constitué en cosmosystème anthropocentrique à partir des droits et libertés élémentaires, du système représentatif primaire, d’un État de droit rudimentaire.
Cette période primaire de l’anthropocentrisme moderne s’identifie, du point de vue comparatif, au monde mycénien tardif et la phase préclassique du statocentrisme hellénique. Il était donc naturel que l’œcuméné byzantine soit mal comprise et mal interprétée. C’est pour cette même raison que sont passées inaperçues la politéia communale anthropocentrique ou la démocratie (directe) que l’hellénisme a vécues sans interruption entre le Ve siècle avant notre ère et le XIXe siècle.
Le cosmosystème moderne présente une autre spécificité : son développement planétaire. Un cosmosystème unique, anthropocentrique, sur l’ensemble du globe, traduit également une seule et même civilisation. Cependant, ce caractère unique du cosmosystème moderne ne s’accompagne pas d’un développement uniforme ou même simplement équilibré dans l’espace : les survivances du passé despotique se maintiennent plus fortement là où l’intégration anthropocentrique accuse un retard. En cela, l’aire issue de la “périphérie” hellénique – “Occident” et “Orient” (slave) – qui compose l’avant-garde moderne se distingue des autres zones géographiques qui ont entamé leur parcours anthropocentrique, essentiellement à partir du milieu du XXe siècle, et qui traversent une étape transitoire. Cette remarque vaut surtout pour la zone chinoise et indienne ou asiatique, pour l’Afrique noire, et à un bien moindre degré pour l’islam arabe ou l’Amérique latine.
Le fait que la zone de l’avant-garde moderne guide l’évolution anthropocentrique ne la place pas à un stade anthropocentrique achevé. Elle traverse à peine une période de construction, marquée par le concept de société civile et par un pluralisme représentatif déficitaire. La conquête de la société civile par l’avant-garde “ occidentale ” a eu lieu juste après la fin de la guerre froide, tandis que les pays de la transition révolutionnaire (de l’ancien socialisme réel, “ orthodoxes ” et “ catholiques ”) vont entreprendre, à partir du début des années 1990, de réussir la stabilisation de leur acquis anthropocentrique sur la même base de la société civile.
Au même moment, les zones du despotisme historique, en Asie par exemple, essaient d’établir les fondements de l’économie “ chrématistique ” et de la communication et, par extension, les structures sociales du cosmosystème anthropocentrique. Il est donc naturel qu’elles fassent échec à l’acquis socio-politique et idéologique d’un anthropocentrisme vécu dans la périphérie du cosmosystème hellénique. La phase de la protogénèse et bien entendu de la première adoption d’un phénomène social est extrêmement longue et douloureuse, car elle suppose et le concours de l’environnement “ matériel ” adéquat et le contournement, sinon le dépassement, de l’acquis précédent, et un apprentissage de longue durée.

Des arguments historiquement fragiles

En focalisant l’argument culturel sur la religion, Huntington dissimule la nature des contradictions qui se dessinent dans le monde moderne, de la même façon qu’il déforme les bases historiques du présent, rendant impossible la compréhension de l’évolution.
Signalons quelques-unes des fragilités de son argument : il présente le despotisme ou le pluralisme féodal de l’“Occident” comme le signe positif de sa supériorité; mais il ignore le pluralisme anthropocentrique de Byzance. Il avance la vie monastique, les corporations, le système des cités italiennes, la “ représentation” féodale, comme des composantes organiques de la spécificité “ occidentale ”. Mais il passe sous silence le fait que ces éléments de la civilisation “ occidentale ” sont simplement de (mauvaises) imitations de Byzance, et au-delà, des cités grecques de la période ottomane. La “ place centrale de la loi ” en “ Occident ” aurait été un héritage de Rome, or nous avons vu que Byzance joua un rôle de carrefour. Il croie que l’Occident aurait reçu l’héritage classique directement de Rome, contrairement à la Russie, qui l’aurait reçu de Byzance. Ou bien que la Russie n’aurait quasiment pas été exposée à la féodalité, comme l’aurait été l’Occident. Huntington semble non seulement voir le despotisme comme un présage de la “ modernité ” anthropocentrique, mais aussi ignorer la supériorité fondamentale du despotisme “ étatique ” (cas de la Russie) auquel a abouti l’Europe occidentale après son entrée dans la Renaissance, par rapport à la féodalité “privée”, seul modèle du genre selon lui.
Huntington confond la “ modernisation ” avec la transition cosmosystémique de l’“Occident”. La ‘modernisation’ est compatible, selon lui, uniquement avec les traits despotiques (‘chrétienté occidentale’, pluralisme féodal, etc.) de l’ ‘Occident’ et non avec le cosmosystème anthropocentrique à petite échelle, issu de l’hellénisme. Mais il lui échappe que la chute de Constantinople a certes mis fin à sa cosmopoliteia, mais pas aux éléments fondamentaux de l’anthropocentrisme hellénique. Le “compromis” historique avec le despotisme ottoman permettra à l’hellénisme non seulement de conserver intacte sa substance anthropocentrique (l’économie “chrématistique, le système des cités, l’organisation associative ou corporative du travail, les libertés statutaires et la démocratie (directe) etc.), mais aussi de décoller très rapidement. Pendant toute la durée de la période ottomane, il jouera un rôle dominant dans l’économie, la culture, la politique, l’action idéologique. Ce rôle capital apparaît comme globalement anthropocentrique, au moment où l’ “Occident ” – et, au-delà, le monde dans son ensemble – en est encore à livrer sa propre bataille pour secouer le fardeau despotique qu’il avait porté jusqu’alors.
En conséquence, l’entrée de la société grecque dans l’État-nation a constitué le passage de la petite échelle (hellénique) à la grande échelle (ethnocentrique) du cosmosystème anthropocentrique. L’Europe, en passant à l’État-nation, parvenait pour la première fois à l’anthropocentrisme, autrement dit, “ se modernisait ”. La société grecque abandonnait un anthropocentrisme achevé (du point de vue des libertés, etc.) – sur la petite échelle – et méta-étatique, tandis que l’Europe occidentale laissait derrière elle le despotisme féodal. C’est pour cela que le départ anthropocentrique ex nihilo représentait pour l’ “Occident” un progrès par excellence, alors que pour la société grecque, c’était, sur plusieurs plans, un retour en arrière. L’État néohellénique fut conduit à abolir l’autonomie politéienne de la cité communale et, entre autres systèmes politiques, la démocratie (directe), pour constituer le pouvoir politique souverain et unitaire, voire même semi-despotique à ses débuts, de l’Etat-nation.
Ce parcours de l’hellénisme vers le cosmosystème statocentrique moderne explique pourquoi le système politique néohellénique est, historiquement parlant, le premier et le plus long système représentatif et parlementaire à suffrage universel du monde moderne. L’Europe introduira ce suffrage un siècle après la Grèce. Et c’est justement parce que la société grecque était dès le départ anthropocentrique, qu’elle ne vit jamais prospérer les partis idéologiques ou de classe qui ont dominé dans le monde moderne jusqu’à la fin des années 1980. La Grèce est l’un des rares pays européens à n’avoir pas légitimé le vécu despotique de la monarchie et surtout, le pays dans lequel le mouvement fasciste – authentique confirmation de l’organisation anthropocentrique primaire de l’Europe occidentale – ne rencontra quasiment aucun écho.
L’église orthodoxe s’était accoutumée dès la période byzantine à l’anthropocentrisme. La société grecque ne lui permit donc pas de se charger d’activités profanes (le système éducatif, les institutions sociales…) contrairement à l’Occident. Même les affaires de l’église, dont sa gestion financière sont restées de la compétence de la cité, tout comme avant l’ère chrétienne. Dans ce cadre, l’Eglise étant conçue comme l’ ‘ecclésia du démos’, la gestion des ses affaires appartenait y compris l’élection et le control du clergé, à l’assemblée du peuple politiquement constitué. L’idée d’un ‘corps sacerdotal’ à savoir d’une Eglise constituée en système autonome destinée à gérer la religion comme son propre domaine et engagée dans les affaires de la société fut jusqu’à l’époque moderne une réalité étrangère au système grec. La politeia du cosmosystème hellénique fut jusqu’à la fin conçue comme une entité sociale anthropocentrique, composée donc d’individus responsables de leur sort et détenteurs de la compétence universelle, y compris la religion.
Cette place de l’église et de la religion dans les sociétés helléniques explique en partie que les premiers chefs protestants, après la rupture des relations avec le catholicisme, se soient tournés vers le patriarcat de Constantinople en lui faisant savoir que l’orthodoxie, parce qu’elle était anthropocentrique (et, par extension, familiarisée avec l’acquis correspondant, comme l’économie “ chrématistique ”), était proche de ses idéaux. Et au-delà, cela explique que l’État néohellénique ignore les partis politiques chrétiens, les syndicats chrétiens ou autres organisations similaires, ainsi que la compétence de l’église dans l’éducation des citoyens, bref, l’ingérence de l’église dans la gestion de la vie profane de l’individu (Contogeorgis 2000) .
Ces quelques observations montrent les limites et l’arbitraire du rapport établi par Huntington entre modernisation et progrès. Pour lui, l’argument anthropocentrique ne suffit pas. La “ modernisation ” aurait pour indicateur le modèle religieux-politique “occidental”. Apparemment, la culture orthodoxe ne semble pas en soi le déranger, puisqu’elle dépasserait son syndrome anti-moderniste si l’église acceptait de se placer sous l’autorité du pape, comme dans le cas des uniates.
Enfin, les exemples qu’il évoque confirment l’idée que l’argument religieux allégué pour situer les “ civilisations ” revient en fin de compte à une question de pouvoir, c’est-à-dire de rapports de forces, qui visent à préserver l’hégémonie “ occidentale ”. Il réclame même pour les États-Unis et éventuellement pour quelques grandes puissances européennes le droit de définir ce qui est “occidentalement” correct en matière de choix de politique extérieure, par exemple à l’égard des pays qui ne s’inscrivent pas dans le noyau dur de l’hégémonie “ occidentale ”.

Penser la transition contemporaine

L’auteur éprouve quelque difficulté à concevoir le sens et l’ampleur de la période transitoire actuelle. Le phénomène de la “ mondialisation ” est l’expression la plus claire d’une dynamique plus générale qui marque l’amorce d’un passage de la phase du statocentrisme souverain au statocentrisme relatif et au-delà à un stade de développement anthropocentrique au niveau du cosmosystème global.
Face à cette évolution, le problème posé aux pays de l’avant-garde moderne ne se situe pas dans le retranchement conservateur que préconise Huntington, mais dans l’adaptation à la nouvelle phase du cosmosystème. Jusqu’à une époque récente, la zone de la périphérie “ hellénique ”, “ l’Occident ” et “ l’Orient ”, monopolisait l’acquis anthropocentrique. C’est la raison pour laquelle les conflits majeurs se consommaient essentiellement dans les antagonismes qui les opposaient. Il était naturel que la “ mondialisation ”, mette en mouvement la nouvelle “ périphérie ”, et que celle-ci à son tour réclame la création de nouveaux équilibres au niveau du cosmosystème global.
Ce ne sont pas les religions qui sont responsables du “ choc ”, c’est-à-dire de la contestation du pouvoir monopoliste du monde de “ la modernité ” sur la planète ; mais la volonté de la “ périphérie ” de participer au devenir cosmosystémique élargi. Ce n’est pas non plus le caractère incompatible des civilisations (et religions) despotiques qui conduit le monde de la “ périphérie ” à rejeter l’acquis anthropocentrique primaire (droits, représentation, État de droit, etc.) qui matérialise le concept d’Occident, mais l’intégration tout à fait récente de ses paramètres générateurs, et surtout de l’économie chrématistique. Pendant des millénaires, de nombreuses régions du continent européen, et pendant de nombreux siècles, l’Europe entière ont vécu comme “ périphérie ” vitale de l’anthropocentrisme hellénique, jusqu’à ce qu’elles fassent sauter le carcan du despotisme et entrent définitivement dans une orbite anthropocentrique, pour assimiler en fin de compte certains de ses acquis socio-politiques, institutionnels et culturels primaires. Par conséquent, tant que le monde de la “ périphérie ” sera en retard dans son intégration anthropocentrique, les survivances despotiques (au nombre desquelles figure la religion chrétienne) alimenteront en “ arguments ” sa faiblesse à les dépasser. En même temps, elles contribueront à l’édification d’une “ identité ” nationale destinée à “ résister ” à l’hégémonie du monde de “ l’avant-garde ”. En tout état de cause, ce n’est pas au vieux monde ou aux origines religieuses qu’il faut imputer les lignes de démarcation du contexte “ post-socialiste ”, mais à l’intégration inégale dans le nouveau monde anthropocentrique, qui commence à peine aujourd’hui à gagner l’ensemble de la planète. Les résistances du passé constituent dans ce cadre, tout comme d’ailleurs en “ Occident ” auparavant, un paramètre fondamental qui entrave l’assimilation rapide de l’environnement idéologique et du système de valeurs anthropocentriques.
Ce que ne semble pas saisir Huntington, c’est que l’intégration anthropocentrique ne passe pas obligatoirement par “ l’occidentalisation ” et, plus précisément, par l’adoption des origines despotiques (le christianisme “ occidental ”, etc.) de “ l’Occident ”. Ce passé despotique a été un frein dont il ne s’est pas encore totalement libéré et, par extension, un élément d’“ identité ” qui le suit dans son parcours. De toute façon, dans la phase d’intégration que vit actuellement la “ périphérie ”, c’est le développement de l’économie “ chrématistique ” qui prévaut. Les paramètres sociaux et politiques (la représentation, les droits, etc.) peuvent attendre, étant donné qu’ils n’ont pas été suffisamment assimilés comme projet et que dans le même temps, ils sont conçus comme le “ cheval de Troie ” grâce auquel les puissances planétaires s’infiltrent et font éclater l’unité “ nationale ” et, en dernière analyse, l’hégémonie politique de la classe dominante. Aussi, le renouveau des religions, fort probable pour le siècle à venir, ne se fera-t-il que dans un environnement anthropocentrique, dans le but déclaré non pas de construire des hiérarchies ecclésiastiques, mais de soutenir le particularisme ethnocentrique des sociétés en transition et éventuellement des forces conservatrices.
Quoi qu’il en soit, c’est l’anthropocentrisme et non la civilisation “ occidentale ” qui est mondiale, et qui s’accorde, donc, avec la nature du cosmosystème planétaire. Dans ce cadre, “ l’Occident ” a besoin non pas d’“occidentaliser ” le reste du monde mais au contraire de se “ désoccidentaliser ”, c’est-à-dire de se défaire de ses vestiges despotiques et, au-delà, de réaliser sa propre évolution anthropocentrique, de même que le reste du monde. Le reste du monde n’a pas besoin de s'”occidentaliser” pour se développer dans un sans anthropocentrique, mais de se débarrasser de ses propres origines despotiques, suivant en cela l’exemple de l'”Occident”. Pour la Russie, nous dit Huntington, “orthodoxie” et “ modernisation ” sont des notions incompatibles ! Mais la vision cosmosystémique de l’évolution nous enseigne que le retard de la Russie est dû à son intégration tardive à la “ périphérie ” hellénique et au fait qu’elle a été soumise plus tard à un régime de despotisme étatique jusqu’au début du XXe siècle, et non pas au fait qu’elle est orthodoxe. D’autant plus que l’orthodoxie représente la variante grecque, c’est-à-dire anthropocentrique, du christianisme, à l’opposé du catholicisme qui a touché authentiquement aux origines asiatiques et despotiques de la religion chrétienne. En conséquence, la stabilisation et la confirmation de l’acquis anthropocentrique dans la Russie post-socialiste dépendent d’une multitude de facteurs intrinsèques qui sont liés à la nature des évolutions dans ce pays, mais non de l’orthodoxie russe. Dans le même temps, si « l’Occident » continue à avancer dans le sens de l’anthropocentrisme, le christianisme « occidental » sera obligé de secouer ses vestiges despotiques, encore puissants actuellement (comme par exemple le principe dichotomique qui exclut la société de la politique et la logique subséquente de la souveraineté politique, les pouvoirs héréditaires ou hors contrôle, l’approche privée de l’individu, les pouvoirs profanes de l’Église, etc.), et de se rapprocher de l’orthodoxie historique, c’est-à-dire des sources grecques ou anthropocentriques du christianisme d’où est également parti, ne l’oublions pas, le christianisme « occidental » avant de se « féodaliser ».
Et de toute façon, le problème, à l’intérieur de la “périphérie” hellénique, n’est pas l’opposition entre orthodoxie et catholicisme, comme cela ne l’était avant la fin de Byzance. La Russie, en tant que grande puissance et non pas que pays orthodoxe, peut être même sous le couvert de “panslavisme”, pourrait menacer l’Europe; de la même manière que l’Allemagne, dans l’entre-deux-guerres, en tant que grande puissance et non que pays catholique ou protestant, a entrepris la domination de l’Europe.
Par ailleurs, la suggestion de Huntington selon laquelle “ l’Occident ” renonce à son “ insistance ” à imposer ses “ valeurs ” au monde est en contradiction complète avec la nature des changements que laisse présager la “ mondialisation ”. Sa dynamique même a conduit la superpuissance planétaire à affaiblir l’argument de l’auteur, dans la mesure où l’élargissement de l’agora économique et communicationnelle impose le dépassement relatif de la logique de la souveraineté étatique. Les cas de la Yougoslavie et surtout de l’Irak sont hautement significatifs et portent la marque du dogme du “ nouvel ordre ”, en l’occurrence de l’hégémonie “ occidentale ” dans le monde, avec pour projet, cette fois, la “ démocratie ” et les “ droits de l’homme ” appliqués aux peuples ou aux minorités. L’important consiste en ce que l’application dynamique du nouveau dogme se concentre sur des pays essentiellement situés dans l’espace vital direct ou indirect de l’ancienne Union soviétique, c’est-à-dire là où il est possible de redessiner la carte géostratégique en faveur de “ l’Occident ”, et dans certains pays de la périphérie qui présentent un intérêt vital pour lui. Ne sont donc pas concernées, de manière directe en tout cas, d’autres régions de la planète où les conditions ne se prêtent pas à un nouveau tracé des frontières géopolitiques, non plus que les pays qui se trouvent à l’intérieur du camp “ occidental ”, comme la Turquie, le pays basque ou l’Irlande du Nord, dans lesquels l’application du nouveau dogme, indépendamment du fond religieux des problèmes, est considérée comme une affaire strictement “ interne ”.

C. Le ‘Nouvel Ordre’ cosmosystémique: un système statocentrique qui définit la politique en termes de puissance.

Quoi qu’il en soit, « l’Occident » constitue, dans cette conjoncture, un «bloc» d’intérêts dont la composante commune est sa suprématie dans le processus de construction et de gestion du nouveau monde anthropocentrique. Son rassemblement est donc dicté par le caractère fonctionnel de son objectif, qui dépend en fin de compte, d’une part, de la capacité du Chef Suprême – des Etats Unis – de garantir à ses « associés » l’avantage d’un marché planétaire unique (avec des matières premières bon marché, un soutien militaire minimal, etc.), et d’autre part, de la faculté de la «périphérie» – du tiers monde – de fournir le surplus de prospérité dont ont besoin les pays «occidentaux». La suprématie de “ l’Occident ” ne court aucun risque tant que sont remplies deux conditions : la garantie d’un marché planétaire unique et une périphérie lui fournissant le surplus. De toute manière, elle ne saurait être menacée à long terme par l’émancipation de la “ périphérie ” mais uniquement par ses divisions ou contradictions internes et éventuellement par l’émergence d’une nouvelle superpuissance rivale dans le cadre de la “ périphérie ”, comme l’alliance stratégique de la Russie slave avec les puissances de l’ancien despotisme asiatique.
Il ne fait aucun doute que l’avantage que détient le monde de l’ancienne “ périphérie ” hellénique par rapport au reste de la planète résidera encore à l’avenir dans sa suprématie anthropocentrique globale. Tant que le monde de l’avant-garde moderne conservera sa différence qualitative sur le plan anthropocentrique (dans les institutions, les idées, les libertés, etc.), sa supériorité globale (dans le domaine économique, technologique, etc.) restera incontestée. Huntington demeure prisonnier de “ stéréotypes ” et d’“ idéotypes ” historiques qui valorisent non pas le patrimoine anthropocentrique qui a conféré au monde européen son avantage sur les autres, mais les fondements constitutifs de son passé despotique que le monde moderne a en commun. Pour lui, le conflit du futur aura lieu avec les instruments d’une époque despotique (le christianisme “ occidental ” ou despotique, les religions orthodoxes, etc.) dont toute montre qu’ils sont irréversiblement dépassés. Le problème est donc qu’il dévalue dangereusement le fondement de valeurs (démocratie, etc.) anthropocentriques dans les relations intra-étatiques et inter-étatiques ou cosmosystémiques.
Cette dévaluation est révélatrice du déficit culturel de “ l’Occident ”, à savoir de l’avant garde du monde moderne, qui représente le stade anthropocentrique primaire de notre époque, et, par suite, du nœud du problème dont émanent les dangers, surtout dans le cadre post-bipolaire. Je me réfère ici à l’inexistence d’institutions d’harmonisation au niveau du cosmosystème, liée à sa nature statocentrique, c’est-à-dire au fait que le monde est conçu par excellence comme une synthèse d’entités politéiennes indépendantes et souveraines. Cette réalité sous-entend que la politique reste fondamentalement l’affaire de l’État et que dans le système inter-étatique, elle est de plus en plus comprise comme une puissance, et littéralement parlant, comme le résultat des rapports de forces. Jusqu’à l’intérieur même de l’État, la définition de la politique comme puissance semble gagner du terrain, au nom d’un pluralisme supposé qui, prenant pour prétexte le concept de société civile, consacre les coulisses des rapports de forces et l’exclusion du corps social du processus politique.
La prise de conscience des dangers qu’implique le fait de confier la “gestion” de l’environnement cosmosystémique aux rapports de forces a conduit à la création de quelques institutions d’arbitrage (comme l’ONU). Dans la mesure où ces institutions reflétaient des rapports du monde bipolaire, elles exprimaient aussi des équilibres qui laissaient une porte ouverte au droit. Avec l’effondrement du “socialisme réel” se dessina la perspective de voir le seul pôle de force organisé, l’OTAN, se croire tout-puissant, et d’assister au bouleversement, au sein du camp occidental, des équilibres qui avaient rendu possible le maintien de certains facteurs de sécurité et de respect des États membres. Le fait est que l’on constate actuellement une volonté accrue des États-Unis d’augmenter leur rôle au sein de l’alliance atlantique et de combler les vides en matière de force dans le monde. Dans le même temps, on observe une réticence de plus en plus marquée de la part des États membres – c’est à dire de l’Europe occidentale – à faire face aux obligations auxquelles ils sont confrontés mais dont ils ne sentent pas qu’elles les concernent. La distance qui sépare la volonté hégémonique planétaire des États-Unis et la démission de leurs partenaires dans l’alliance entraîne inévitablement le contournement de “ soupapes ” établies par le passé – sous la protection des États-Unis d’ailleurs– et leur remplacement par “ l’équilibre ” unidimensionnel des forces. Les États-Unis agissent de plus en plus souvent de manière unilatérale, mettant leurs partenaires institutionnels devant le dilemme de les suivre ou d’assister aux opérations en simples spectateurs et éventuellement, d’en subir les conséquences.
Le renversement de l’équilibre par une hégémonie planétaire incontestée, joint à la véritable disparition de la “collégialité” au sein de l’alliance atlantique, constitueront à mon sens un grave défi et une menace directe pour la paix. L’arrogance de la force “ légitime ” à elle seule l’argument du droit personnel, c’est-à-dire une approche de la politique et du droit qui exige d’être fondée exclusivement sur les choix et l’intérêt du Chef Suprême. Le dilemme, pour les tiers dans un premier temps, puis pour les partenaires, sera alors simple : se mobiliser sans conditions, en “ harmonisant ” leur intérêt avec celui du Souverain, ou se ranger parmi ses adversaires et se heurter à lui dans la mesure où ils le “ dérangent ”.
L’hypothèse que la relation contractuelle soit étouffée au sein de l’alliance atlantique contient en germe le risque que le Chef Suprême se trompe d’adversaire. L’usure de “ l’Occident ”, au cours du siècle suivant, sera amplement due à ses évolutions internes (au type de relation qui s’élaborera en son sein) et externes, avec l’“ Orient ” européen. En ce cas, la notion d’“ Occident ” n’aura plus le sens stratégique de domaine de constitution d’intérêts. Cela, Huntington l’a bien compris lors de la récente crise du Kossovo, quand il a suggéré aux États-Unis de chercher des alliés là où ils sont, et non pas forcément parmi les pays de l’alliance atlantique.
Il a été plus clair lors d’une prise de position plus récente, dans une conférence tenue à Athènes, un an après les évènements de 11 septembre, où il a soutenu sans détours que le système international devait être fondé non pas sur une coopération collective et égalitaire des États-Unis avec leurs partenaires au sein de l’OTAN mais sur la constitution de cercles homocentriques d’influence multiples, qui aboutiraient au sommet à la monocratie hégémonique des premiers.
En tout état de cause, alors que le refoulement de la Russie dans ses frontières a créé le sentiment que l’unité de «l’Occident» reposait sur des fondations solides, en rapport avec ses bases historiques et culturelles, et non pas sur un intérêt stratégique conjoncturel, l’intervention de l’axe anglo-saxon en Irak est venue sanctionner la modification dramatique des rapports de forces qui a suivi l’effondrement du système bipolaire d’hégémonie que garantissait le socialisme réel.
En d’autres termes, le système d’hégémonie à cinq instauré par les puissances sorties victorieuses de la seconde guerre mondiale et légitimé comme système de pouvoir sous l’égide de l’ONU n’a jamais fonctionné. Je dirais même que l’ONU a été le tremplin de la légitimation de la souveraineté des acteurs du bipolarisme dans le monde. Le Droit de l’ONU condense en fait trois dimensions fondamentales du principe de la souveraineté politique : il traduit le droit qui émane de la volonté du dominant, prévoit son exception, comme de coutume, par rapport à celui-ci, et enfin, il a été appliqué selon le cas, là où les rapports de forces étaient réunis.
Les compromis auxquels le bipolarisme a contraint ses acteurs n’enlève rien à la chose. Il ne faut pas ignorer qu’à l’intérieur des deux camps du bipolarisme régnaient le dogme rigoureux de la souveraineté limitée, le principe de l’interdiction de l’alternance au pouvoir, la répression accrue de la contestation, avec pour expression extrême l’imposition de régimes autoritaires. Des revendications comme celle de la pluri-culturalité, de la constitution plurielle du système politique (par exemple par la décentralisation) n’avaient pas de place sur la scène politique. Au même moment, la rivalité pour le contrôle du tiers-monde provoqua de nombreuses interventions directes ou indirectes qui aboutirent non seulement à des conflits ou à des déviations mais aussi à des massacres de populations entières au nom du binôme : socialisme ou libéralisme.
Ce système bipolaire de souveraineté s’est maintenu tant que les rapports de forces l’ont soutenu. Retenons cependant que non seulement l’hégémonie à cinq membres consacrée par l’ONU ne put jamais prospérer, mais que cette organisation internationale ne fut efficace que comme instrument de légitimation de la volonté des deux puissants. En d’autres termes, elle ne fonctionna jamais comme système autonome de pouvoir.
Les retombées de l’effondrement du socialisme réel et, par voie de conséquence, du bipolarisme ne furent pas tout de suite sensibles. On assista même à une certaine euphorie dans les pays d’Europe occidentale, étant donné que la stratégie immédiate de ‘l’Occident’ se concentra sur le refoulement de la Russie dans ses frontières et sur l’incorporation de son espace vital à l’Union européenne et à l’OTAN.
Les puissants d’Europe occidentale sortaient plutôt gagnants de cette politique, mais se rendirent compte aussi qu’ils occupaient à peu de frais la position de l’ancienne URSS dans le monde. Ils crurent évidement que cette synergie stratégique avec les États-Unis durerait, au nom de ‘l’Occident’, malgré la disparition de l’équilibre de la dissuasion qui l’avait générée et bien que les rapports de forces entre les deux rivages de l’Atlantique fussent manifestement négatifs pour l’Europe. L’unanimité du facteur occidental sur la question de la Yougoslavie et, suite à cela, la légitimation de son action dans le cadre de l’ONU répond précisément à cette certitude.
Les événements survenus après le 11 septembre 2001 ont été l’occasion pour les États-Unis de rétablir les véritables rapports de forces dans le monde et concrètement, d’instaurer un système international relativement monopolistique. Ce système, constitué de cercles homocentriques d’influence multiples, liés dans une large mesure à la volonté du ‘Souverain’, avait déjà fait l’objet, comme nous l’avons vu, d’une élaboration au sein de la classe dirigeante américaine. À l’antipode de ce système, les puissances qui ont perdu le jeu de l’hégémonie dès le début de l’après-guerre (les puissances d’Europe occidentale) et le grand vaincu du bipolarisme (la Russie) exigent des USA qu’ils rabattent leurs ambitions pour qu’ils puissent se retrouver au sommet avec eux.
Le problème avec cette revendication, ce n’est pas qu’elle propose un système qui ne correspond pas aux rapports de forces véritables, mais que ces pays eux-mêmes n’accompagnent pas leur demande d’une volonté d’équilibrer leur place dans le monde. Ils ont démissionné et ont d’ailleurs depuis longtemps cédé aux États-Unis la responsabilité d’être l’unique gestionnaire du système international. Le recours à l’ONU révèle précisément leur impuissance à dicter aux USA un système de co-souveraineté, et non leur attachement à la paix ou au système juridique antérieur. En d’autres termes, ils sont parfaitement d’accord avec les USA sur le contenu de la souveraineté mondiale : monopolisation des armes de «destruction massive», contrôle des matières premières stratégiques, des communications, maintien du partage actuel des richesses, etc.
Mais ce dont on ne tient pas suffisamment compte, c’est que cette supériorité des États-Unis est universelle, qu’elle reflète leur place dans les changements plus généraux qui surviennent dans le cadre du cosmosystème moderne. Les États-Unis ne commandent pas simplement les rapports de forces militaires, ils commandent également les changements au sens large. La fameuse ‘mondialisation’ ne dissimule pas simplement la volonté des États-Unis ou d’une idéologie de dominer le monde, mais une mutation globale du cosmosystème dans lequel les États-Unis agissent comme catalyseur. Les USA ne suivent pas les évolutions, ne se contentent pas même de les diriger, ils créent, plus que tout autre, l’avenir. Le fait qu’ils soient devenus, de thuriféraires des régimes autoritaires, les croisés de la ‘démocratie’ et des ‘droits de l’homme’ est indicatif de leur capacité à s’adapter aux nouvelles évolutions. Désormais, le régime autoritaire sera de plus en plus recherché par les pays de la ‘périphérie’, qui croiront résister aux USA via la souveraineté politique de l’État. En réalité, ce n’est pas à eux qu’ils résistent, mais à l’évolution. L’impuissance de l’Europe à suivre les évolutions est donc la cause de leur impuissance à concevoir le monde qui se profile et à en proposer une version différente.
Le recours accru à la force qui distingue la politique des États-Unis est directement proportionnel aux résistances des ‘partenaires’ stratégiques à leur volonté de rester seuls au sommet de la pyramide hégémonique et de la ‘périphérie’. Il ressort de la réaction des ‘partenaires’ que l’intervention des États-Unis en Irak a maintenant rendu obligatoirement supportable leur préséance. Mais elle ne l’a pas rendue incontestable. C’est pourquoi il n’est pas exclu qu’ils cherchent de nouvelles interventions dynamiques du type Irak pour la consolider. C’est la raison pour laquelle, dans la présente phase, la politique des États-Unis ne peut être consensuelle. La force et la peur produiront le consentement nécessaire au changement du système. En cela, il n’est pas du tout certain que les États-Unis cesseront d’avoir besoin pour longtemps encore du terrorisme pour regrouper les ‘partenaires’ et légitimer des «règlements» dans les pays de la contestation. Le contrôle stratégique de l’Irak est le préambule de remaniements radicaux dans la région concernant non pas seulement le pétrole, comme on le croit, mais tout un espace vital et central qui unit l’Europe et l’Afrique à l’Asie. Il concerne également l’Union européenne et la Russie. Le dilemme pour ces pays, et non pas seulement pour les petits pays européens, sera désormais de savoir s’ils participeront à la zone de prospérité en soutenant le parapluie hégémonique américain dans le monde ou s’ils se positionneront en face d’eux, avec tout ce que cela entraîne.
On prétend souvent que le système qu’entreprennent d’imposer les États-Unis est nouveau du point de vue historique. L’histoire enseigne qu’il constitue la règle. J’ajouterais même que les périodes de systèmes monocratiques ont aussi été les plus ‘pacifiques’. Le problème, pour ce qui concerne l’hégémonie des États-Unis, réside donc ailleurs : dans le fait que la phase que traverse l’humanité est le prélude de remaniements profonds à l’intérieur des pays et dans l’ensemble du cosmosystème, l’objectif étant la mise en place de systèmes radicalement différents dans la redistribution des richesses économiques, dans le travail, les relations entre société et politique, etc. Ces évolutions seront le catalyseur de la production d’une instabilité continuelle dans le monde, qui alimentera les guerres de l’avenir. En même temps, l’hégémonie des États-Unis se développe dans un environnement statocentrique qui, par nature, est pluri-centrique, et c’est-à-dire imprévisible, et ne permet pas la formation d’un pouvoir absolu. La phase que traverse notre époque étant loin d’une cosmopolis œcuménique, elles ne peuvent pas traduire leur puissance en système politique réglementaire de type ‘cosmopoliteien’. En cela, l’hégémonie américaine sera un objectif constant qui exigera d’être sans arrêt confirmé.
Dans ce contexte nouveau, la question n’est pas de savoir si la place hégémonique des États-Unis sera mise en péril, mais s’ils domineront seuls notre siècle ou non. Dans les conditions présentes, il ne semble pas que l’Europe ou la Russie puissent se montrer capable d’équilibrer l’hégémonie américaine. Mais l’avènement de la Chine sur la scène, dans un avenir très lointain, pourrait cependant les réunir.
En tout cas, l’enjeu ne se situe pas de nos jours à l’ONU, mais dans le système de la souveraineté mondiale. Le clivage au niveau de l’ONU est lié d’une part à la tentative de ces pays de se retrancher derrière lui pour obliger les États-Unis à les accepter comme partenaires du système hégémonique, et d’autre part, à la détermination des États-Unis d’imposer leur ‘ordre’. Et dans ce ‘Nouvel Ordre’, l’ONU continuera à jouer son rôle historique : institutionnaliser, en termes de pouvoir, la volonté du plus fort et légitimer ses politiques.

En tout état de cause, la suprématie universelle du droit du plus fort, intériorisée dans le cadre de l’alliance atlantique, redéfinit de manière restrictive le concept d’“ Occident ”, en l’identifiant finalement à “ l’entourage ” du Chef Suprême. L’argument de Huntington tourne entièrement autour de cette idée.
Dans quelle mesure les dirigeants des États-Unis ont-ils conscience de ces changements, à l’orée du XXIe siècle ? Cela n’apparaît pas clairement. Certains indices, toutefois, et en particulier l’effort systématique de conférer un fond théorique à la dynamique de ce Nouvel Ordre, ne laissent pas d’inquiéter. Dans les années 1970, Maurice Duverger avait traité de “ fasciste ” le phénomène des rapports de forces appliqués par les grandes puissances dans les relations inter-étatiques. Ce qui confirme que le monde de ce XXIe siècle débutant, traverse, dans ses relations inter-étatiques également, une phase anthropocentrique qui n’est encore que primaire.
En somme, nous dirons pour terminer que ce n’est pas la “ civilisation ”, définie par la religion, qui crée convergences identitaires ou divergences d’intérêts, mais que ce sont les intérêts qui composent les schémas polarisants dans le cosmosystème. La “ civilisation ” de Huntington. renforce des dynamiques et des ambitions, mais ne constitue pas une cause efficiente en soi. Le virage déterminant des États-Unis en faveur du projet ‘démocratique’ et des ‘droits de l’homme’ comme moyen d’exercer l’hégémonie mondiale ne renonce pas à l’idée que ce sont les autres civilisations (du point de vue religieux) qui sont les destinataires de la nouvelle ‘croisade’. Cependant, on passe sous silence le fait que, premièrement, la jonction de la religion, y compris la religion chrétienne, avec la démocratie est par nature incompatible – l’une renvoie au despotisme l’autre est profondément anthropocentrique – , et que deuxièmement, il se trouve que les pays qui focalisent l’intérêt ‘démocratique’ du Souverain, sont une composante d’importance capitale pour ses intérêts.
Quoi qu’il en soit, l’État-nation, paramètre politéien fondamental du cosmosystème anthropocentrique moderne, n’est pas menacé par les regroupements culturels de type religieux comme il le suppose, ni par les mutations que laisse présager le passage progressif de l’humanité de la période statocentrique souveraine à la période statocentrique relative, lui-même annoncé par la transition correspondante de l’ère industrielle à l’ère technologique et, au-delà, à la constitution mondiale de la dynamique anthropocentrique du cosmosystème. Le statocentrisme, en tant qu’étape du cosmosystème moderne, sera le paramètre politéien global dominant du XXIe siècle, sur la base duquel se préparera l’accomplissement anthropocentrique de l’individu (le développement des libertés et de la démocratie au sein de l’État) et le passage à la période post-étatique ou œcuménique du monde moderne.

Références

Dawson Christopher, The Dynamics of World History, New York, Mentor Books, 1962.
Runciman Steven, Byzantine Civilisation, London, Edward Arnold, 1933 (édition française, Civilisation Byzantine, Paris, Payot, 1934).
Tocqueville Alexis de, La démocratie en Amérique, Paris, Gallimard, 1961.
Contogeorgis Georges, Le ‘Ieratéion. Le recul despotique de l’église hellénique, Athènes, Epicom, 2000

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