Georges CONTOGEORGIS


RELIGION ET POLITIQUE DANS LE MONDE HELLENE. LE PARADIGME GREC ET LES EGLISES ‘OCCIDENTALES’ ET SLAVES1.



  1. Le paradigme classique issu du cosmosystème hellénique


La place de la religion dans le monde grec présente un grand intérêt à plusieurs points de vue, car elle révèle plusieurs «paradigmes», qui correspondent à des phases différentes de l’évolution anthropocentriquei, par opposition au paradigme moderne qui traduit le résultat de la transition du despotisme à l’anthropocentrisme dans l’espace européen occidental et, en cela, représente une variante primaire du cosmosystème anthropocentrique, embarrassée de fortes survivances despotiques. La rencontre du christianisme et de l’hellénisme a eu lieu exactement pendant la phase post-statocentrique ou, autrement dit, œcuménique, de l’achèvement anthropocentrique du cosmosystème helléniqueii.

Cette rencontre fut dès le départ particulièrement douloureuse parce que, alors que le christianisme représentait la version la plus authentique du despotisme asiatique, l’hellénisme incarna, plus qu’une nation, le concept même de l’anthropocentrisme en général. Et cela fut manifestement aggravé par le fait que le christianisme étant édifié à tout point de vue sur le terrain du cosmosystème hellénique et devenu une affaire interne du monde grec, leur affrontement se focalisa sur les instances idéologiques (identitaires, morales, etc.) et en somme dirigé par la logique de la violence et de la dominationiii. Au fur et à mesure que le christianisme s’imposait sur le plan idéologique au sein du cosmosystème hellénique, il se familiarisa avec l’hellénisme, il modéra sa logique despotique, tout en adoptant d’importants éléments de la vie et de la religion grecque ou étant contraint de coexister au quotidien avec d’autres. La politéia chrétienne sera construite à l’intérieur de la cité suivant le modèle de la démocratie en place. Le concept même d’«Eglise», emprunté de la fonction similaire de la démocratie renvoie en fait au corps des citoyens-fideles qui sont réunis et délibèrent en commun pour gérer les affaires religieuses. Or l’Eglise grecque n’est pas le temple, l’espace de culte, ni, encore moins, le clergé, mais les fidèles réunis, l’ensemble des chrétiens, tout comme l’ekklesia du démos dans la démocratie. Chaque cité constitue une ekklesia propre, a sa propre ekklesia du peuple des fidèles, et par extension, son propre système politéien, qui est généralement idéntifé avec celui de la cité.

L’expression institutionnelle suprême de l’Église, le concile œcuménique, manifeste non pas une institution durable, mais une représentation collective provisoire, constituée en niveaux successifs, des noyaux politéiens, les cités en l’occurrence, sur le modèle de la sympolitéia, qui apparaît dans le monde grec avec le passage à l’œcuméné.

Le concile œcuménique demeura, dans le domaine de l’orthodoxie, l’institution d’exception qui composait le discours unificateur de l’Église et dont les décisions devaient être suivies par les ekklesias plus particulières du peuple des fidèles. Entre les ekklesias de la cité et le concile de l’œcuméné se développa une multitude d’ekklesias autonomes, constituées du point de vue politéien, sur une base régionale ou culturelle et ayant pour expression suprême en matière de pouvoir le Concile, à son tour composé de représentants des «communs» (koina). La plus haute autorité «exécutive» de l’Église orthodoxe dans son ensemble, le Concile permanent de Constantinople, présidé par le primus inter pares, le patriarche œcuménique, devint un corps de laïcs et de clercs distingués. Le patriarche œcuménique lui-même resta simplement l’évêque de la capitale, de la Cité reine.

L’Église en tant que sujet institutionnel intégré à la cosmopolitéia, doté d’une compétence clairement focalisée sur l’exercice du culte et sur sa «fonction» de gardien du dogme, n’apparaît pas comme une partie du système politique. Le principe des «rôles distincts» suggérait précisément la claire séparation des compétences entre la Politéia, qui ne pouvait se muer en pouvoir théocratique en assumant le rôle de l’Église, et l’Église qui, au sens de clergé, ne pouvait absolument pas se mêler au monde séculier en s’impliquant dans le domaine de la compétence politique universelle de la société. À ces interdictions valables pour le clergé, était également soumis l’ensemble des affaires religieuses qui ne concernaient pas l’exercice du culte (l’administration des finances de l’Église, etc.)iv.

Cette place de l’Église est restée plus ou moins constante dans la cosmopolitéia byzantine tout autant que pendant l’ottomanocratiev.

Les remarques ci-dessus montrent que le paradigme ecclesiastique issu du cosmosystème hellénique n’émane pas d’une constitution spontanée et inédite des premières communautés chrétiennes, comme le soutient la modernité; il reproduit entièrement les conditions, voire l’acquis démocratique de la cité, vivant deja sa phase de parachevement anthropocentrique ultime, à savoir post-statocentrique ou oecumenique. Cet ancrage profond de l’Eglise chrétienne dans le cosmosystème hellénique explique en même temps la raison pour laquelle le clergé ne se transforma pas en système ni surtout en institution dotée de compétences séculières, et naturellement, ne cessa pas de reconnaître sa soumission à la volonté collective ou, en général, politique. La soumission des affaires de la foi à la compétence politique est une émanation du fait que le vécu religieux est reconnu comme une affaire universelle, c’est-à-dire de chaque individu, et par conséquent comme une affaire du corps des citoyens constitué politiquement et, au-delà, du pouvoir qui le représente. Cela met en évidence la différence fondamentale qui sépare l’Église grecque de l’Église latine (et en un sens, de l’Église slave orthodoxe). La seconde, avec l’inféodalisation de la société, évolua en corps sacerdotal et resta seule compétente pour définir la règle et la notion de «correct» que devait appliquer l’individu, membre de la ‘société de sujets’ dans leur vie quotidienne. La première, constituée en ekklesia du peuple, continue à reconnaître la liberté du choix personnel mais aussi à réserver la compétence concernant la réglementation des affaires communes issues de la religion au corps politiquement constitué social (ou au pouvoir).

Par contre, le dilemme idéologique (identitaire, moral, etc.) entre ‘hellénicité’ et ‘chrétienté’ demeurera intense tout au long de l’histoire et constituera le catalyseur largement responsable tant de la chute de Byzance que de nombre d’atteintes qu’a subies le monde grec pendant l’ottomanocratie, qui ont marqué sa voie vers la palingénésie ‘nationale’. Ce dilemme est exprimé de façon éloquente par les deux grands représentants des ces deux courants idéologiques, de la fin de Byzance. Le philosophe Gémiste Pléthonvi, s’adressant au roi Paléologue, lui rappelle : «Nous, dont vous êtes les chefs et les rois, nous sommes Grecs d’origine, comme en témoignent d’ailleurs notre langue et l’éducation reçue de nos pères». Certes, Gémiste ne défend pas un projet ethnocentrique, du type de ceux qui sont apparus dans le monde moderne, mais le retour à l’idéologie et à l’identité grecques, qui seules étaient en harmonie, selon lui, avec la nature anthropocentrique de la cosmopolitéia byzantine. À quoi Gennadiosvii répondra : «Bien que Grec par la langue, il ne me viendrait jamais de dire que je suis Grec, car je ne pense pas comme pensaient autrefois les Grecs. Au contraire, je veux qu’on m’appelle selon ma foi. Et si l’on me demandait ce que je suis, je répondrais que je suis chrétien».

Le «paradigme» qui apparaîtra dans le cadre de l’État nation grec, dans la mesure où il était issu du cosmosystème hellénique auquel il avait succédé, reproduira largement son dispositif. Mais en même temps, l’effondrement brutal du monde grec puis, naturellement, l’osmose progressive de la société néohellénique avec l’acquis anthropocentrique primaire de la modernité – d’ailleurs, dans des conditions de pleine dépendance – provoqueront des clivages intéressants dans le domaine de la relation du religieux avec le politique, le résultat manifeste étant la régression despotique de l’Église grecque, et le but évident, son rapprochement avec l’Église dite «romaine».


2) Le paradigme grec et les Églises «occidentales» et slaves


L’importance de l’incorporation organique de la religion chrétienne et notamment de son sujet institutionnel, l’Église, dans le contexte du cosmosystème hellénique ressort encore plus clairement si l’on se penche sur la relation des différents «christianismes» avec le substrat de l’anthropocentrisme, l’économie chrématistique, et par suite, avec son achèvement politéien, la démocratie, ou avec des phénomènes plus particuliers tels que la Renaissance européenne et les Lumières.

Le débat sur cette question, amorcé surtout par l’hypothèse de travail avancée par Max Weber concernant la place de la morale protestante dans le développement du capitalisme, devait s’inscrire finalement dans la chaîne d’un raisonnement complet qui mena à soutenir la théorie postmoderne sur le substrat religieux en général des cultures et du développement socio-politique. Nous laisserons de côté les simplifications gnoséologiques et méthodologiques de cette écoleviii pour concentrer notre attention sur certaines questions fondamentales, à notre sens, qui, en tout état de cause, éclairent la nature des différences entre les christianismes européens.

Rappelons, pour faciliter la compréhension du problème, l’hypothèse de travail fondamentale selon laquelle le christianisme, en tant que religion et idéologie de vie, est une création du despotisme «asiatique», et représente la version la plus achevée du système despotique. Il a pour fondement la «société de sujets», suppose donc l’aliénation totale de l’individu et, en tout état de cause, envisage en principe l’argent de manière négative. Si bien que despotisme (chrétien) et «capitalisme» sont en principe des notions incompatibles.

Bien que, cependant, le christianisme primaire se situe aux antipodes de l’anthropocentrisme – et donc du type d’économie et de politéia qui lui correspond –, nous avons constaté que dans le contexte de l’anthropocentrisme hellénique, non seulement il ne s’est pas opposé à l’économie ‘chrématistique’ix et à la démocratie, mais il les a servies. Le paradigme grec suggère en effet que ce n’est pas les constantes religieuses qui provoquent l’évolution, mais que celles-ci, et par extension les différentes variantes du christianisme, sont un facteur du cosmosystème concerné, sans le créer.

Si l’on part de cette opinion, la nature de chacune des variantes du christianisme s’élabore comme suit : l’orthodoxie s’est essentiellement édifiée dans l’environnement anthropocentrique hellénique de la période romaine tardive et post-romaine, dont l’un des paramètres constitutifs a incontestablement été l’économie ‘chrématistique’ et la cité démocratique. Cela explique aussi la soumission des affaires religieuses et du clergé à la compétence sociale et politique et, par voie de conséquence, le fait que le clergé ne se soit pas constitué en système et se soit limité à ses devoirs essentiellement religieux, le fait qu’il ait abordé l’homme sur le mode de l’individualité et de l’indulgence («l’économie»).

Le catholicisme au contraire, ayant perdu son fonds anthropocentrique – la société libre – s’adapta et se mit avec conséquence au service du cosmosystème despotique auquel aboutit l’Occident latin après l’effondrement de la partie occidentale de l’imperium romain. Par ailleurs, l’Église catholique, c’est-à-dire le corps sacerdotal, se constitua en une sorte de despotisme «étatique», assumant ainsi un rôle hégémonique dans le cadre de la féodalité occidentale globale.

S’il nous fallait comparer ces deux types idéaux de chrétienté, nous pourrions dire que c’est le catholicisme, et non pas l’orthodoxie, qui traduit de la manière la plus authentique la nature primaire du christianisme. D’ailleurs, le conflit entre catholicisme et orthodoxie à la fin de la période byzantine avait un substrat fondamentalement cosmosystémique : c’était le choc de l’anthropocentrisme hellénique avec le despotisme latinx.

Le protestantisme est venu à son tour contester le despotisme catholique à une époque où l’Europe occidentale en était déjà à chercher la sortie vers la transition anthropocentrique. Ce n’est pas par hasard qu’il apparaisse dans les régions où la domination romaine, et par conséquent la domination despotique catholique, était quelque peu relâchée, ni que, dès le début, les fondateurs du protestantisme aient cherché dans l’Église de Constantinople l’interlocuteur – et l’allié – qui exprimait l’autre version, anthropocentrique, du christianisme. Si bien que la familiarité que Max Weber attribue à la «morale» du protestantisme envers le substrat de l’anthropocentrisme qu’est l’économie chrématistique, doit être mise en relation avec les événements survenus au Nord pendant la période de la Renaissance.

Ces évolutions vécues par le monde anglo-saxon, essentiellement, n’empêchent pas que la transition européenne occidentale du despotisme à l’anthropocentrisme – et donc à l’économie ‘chrématistique’ – soit partie de la péninsule italienne, matrice du catholicisme. Ni que, finalement, la Renaissance européenne occidentale ait été non pas spontanée mais, en fait, un processus de transvasement des paramètres de l’anthropocentrisme hellénique – parmi lesquels l’économie ‘chrématistique’ – qui s’effectua progressivement, avec la réintégration de la péninsule italienne dans la cosmopolitéia byzantine et la réimplantation dans cet espace du système des «cités» xi.

Si, donc, nos adoptions l’argument «culturel» et voyions dans la religion la cause de la transition anthropocentrique de l’Occident, nous dirions très simplement que l’orthodoxie, en tant que variante grecque du christianisme, fut la matrice de l’économie ‘chrématistique’ en général, le protestantisme ne faisant que suivre ses pas. Mais puisque la définition religieuse de la culture – et du substrat fondamental de l’anthropocentrisme, l’économie ‘chrématistique’ – est tenue pour erronée, nous admettons simplement que l’église orthodoxe continua à coexister avec le paradigme anthropocentrique hellénique pendant toute la durée de Byzance et de la domination ottomane. Elle ne se mua pas en une institution despotique, à l’imitation de son partenaire stratégique, l’islam ottoman, ou de son semblable, l’Église catholique, non pas parce qu’elle ne le voulait pas – puisque le despotisme est l’un de ses traits génétiques – mais parce que l’espace vital hellénique continua à vivre les paramètres de son cosmosystème anthropocentrique dans leur totalité, avec pour véhicules fondamentaux la cité et l’économie ‘chrématistique’.

Il s’ensuit que l’identification du paradigme orthodoxe avec la Russie est erronée. Le concept d’Occident est né à Byzance, tout d’abord pour mettre en parallèle les deux provinces de l’imperium romain, puis pour définir la nature du conflit entre le cosmosystème anthropocentrique et le cosmosystème despotique. Mais la chute de Byzance, puis l’avènement de la Russie au rang de grande puissance européenne, et, pour terminer, la décomposition définitive du paradigme cosmosystémique grec au cours du XIXe siècle, qui entraîna la marginalisation de l’hellénisme, inversèrent le sens des concepts : l’Occident s’identifia à la modernité anthropocentrique et l’Orient, désormais slave, avec le despotisme. La Russie tsariste ne s’inscrit donc pas dans la typologie «capitaliste» et, par extension, anthropocentrique. Il s’agit d’un despotisme purement «étatique», dont l’Église orthodoxe a été un accessoire. Mais ce système, apparenté à son homologue occidental d’après la Renaissance et à leur matrice commune, le despotisme «asiatique», se situe aux antipodes du paradigme cosmosystémique grec. C’est en Occident que les paramètres de l’anthropocentrisme hellénique se transvasèrent, non en Russie, car celle-ci, pour des raisons qu’il n’est pas lieu d’exposer ici, ne parvint pas à conserver le substrat anthropocentrique élémentaire dont l’avait initialement dotée Byzance, et elle se féodalisa. La force du despotisme «étatique» tsariste – comme jadis, dans le cas français, du despotisme ecclésiastique et non ecclésiastique – peut expliquer qu’au XXe siècle, la Russie ait abouti à l’anthropocentrisme par la révolution.

Il n’est pas rare de voir confondre les sociétés anthropocentriques grecques avec le despotisme russe, et présenter comme un problème qui leur serait commun le fait qu’ils n’aient pas connu la Renaissance et les Lumières. Mais pour l’Europe occidentale, ces étapes étaient nécessaires pour qu’elle puisse se défaire de ses origines despotiques et édifier les conditions matérielles et intellectuelles de «l’homme nouveau». L’espace grec, au contraire, resta constamment anthropocentrique, y compris pendant toute la domination ottomane, sans aboutir à un régime de despotisme féodal tel celui du reste de l’Europe, qui eût rendu nécessaire ensuite de reconstruire l’homme moderne, libre, ainsi que sa matrice, l’économie ‘chrématistique’. Cette manière de voir les choses convient que ni la Renaissance ni les Lumières n’étaient des étapes nécessaires pour les sociétés grecques, qui continuèrent à vivre l’environnement anthropocentrique de leur cosmosystème et, qui plus est, dans les conditions d’un nouvel essor général sur le plan économique, intellectuel et politique, essor qui culmina entre le XVIIe et le XIXe siècle. C’est précisément ce qui distingue les sociétés grecques de l’Europe occidentale aussi bien qu’orientale orthodoxe.

Ce nouvel essor de l’humanisme grec pendant la période ottomane – qui n’en navigua pas moins de concert avec son homologue, intellectuellement parlant, à savoir la Renaissance européenne occidentale et les Lumières – ne provoqua pas de bouleversements majeurs au sein de l’espace cosmosystémique hellénique, car il s’inscrivit comme un paramètre anthropocentrique interne, et non, à l’image de l’Europe occidentale, comme un «chapitre» de la transition cosmosystémique en général du féodalisme à l’anthropocentrisme. C’est ce qui explique que l’Église grecque ne réagit pas aux idées de «l’humanisme» qui concernaient la substanciation anthropocentrique de l’individu et des sociétés, ni à la dynamique de la connaissance scientifique. Ses objections se focalisèrent sur le dispositif antireligieux, et notamment anticlérical, des Lumières, car, bien qu’elles aient concerné fondamentalement «l’Occident» catholique, où la nature despotique de l’Église jouait comme catalyseur, elles étaient senties comme pouvant éventuellement atteindre au cœur même de son rapprochement stratégique avec l’islam ottoman. En d’autres termes, l’Église grecque pressentait que le nouvel essor généralisé de l’hellénisme et le retour en force de l’idéologie de l’«hellénicité» poseraient inévitablement la question de sa palingénésie cosmopolitéienne. Ce qui remettrait fondamentalement en cause la domination idéologique du christianisme et sa primauté, en termes de pouvoir, sur les chrétiens orthodoxes de l’Empire ottoman.

En somme, la confrontation violente de «l’homme nouveau» avec l’Église en Europe occidentale – et plus tard slave – et, bien sûr, avec la féodalité profane était déterminée par le choc entre deux mondes diamétralement opposés, le despotisme et la société anthropocentrique émergente. Au contraire, la confrontation des leaders de l’humanisme hellénique avec l’Église (et avec les acteurs de la classe bourgeoise dominante) fut strictement intra-cosmosystémique : autrement dit, elle concernait des pratiques et des fonctions internes au cosmosystème anthropocentrique à petite échelle (celle de la cité).



3). Du paradigme œcuménique au paradigme ethnocentrique. La reconstitution despotique de l’Église helladique


L’échec définitif du projet de palingénésie cosmopolitéienne, au début XIXe siècle, et la reconstitution progressive de l’hellénisme dans le contexte de l’État nation menèrent à une adaptation parallèle de l’Église grecque à l’acquis despotique de l’Église catholique, auquel, sans l’avouer, elle tendait de plus en plus à s’assimiler.

Cette transformation de l’Église grecque présente un intérêt plus général parce qu’elle touche non seulement à l’avènement d’un paradigme alternatif dans l’espace social grec mais surtout à la base étiologique de la modernité pour ce qui est de la place de la religion dans le devenir des sociétés de notre époque.

Le recul despotique de l’Église grecque peut être attribué aux facteurs suivants :

a) la déstructuration du cosmosystème hellénique qui imposait son dispositif à l’Église. L’État nation néohellénique – puis la vague des nationalismes qui furent cultivés dans l’espace vital immédiat de l’hellénismexii – fut le tremplin de la dissolution non pas de la féodalité, comme en Europe occidentale, en vue d’une construction anthropocentrique de la société, mais d’un anthropocentrisme achevé, structuré sur la base de la petite échelle cosmosystémique qui vivait sa dernière phase œcuménique. Le projet primaire, du point de vue anthropocentrique, de l’État moderne fut proposé, dans le cas grec, alternativement à la cité anthropocentrique, à son acquis multiculturel et multipolitéien, aux systèmes politiques des «koina» – parmi lesquels la démocratie (directe) –, au développement global des libertés avec, avant tout, la liberté politique, etc.

Du fait de ce passage de la petite échelle cosmosystémique (de la cité) à la grande échelle (de l’État nation), l’Église perdit la base socio-politéienne, culturelle et idéologique qui la soumettait à la compétence universelle du corps social politiquement constitué et limitait le clergé à ses strictes attributions religieuses. D’assemblée (ekklesia) du peuple des fidèles, elle devint une Église identifiée à un système du clergé, un saint synode.

b) Cette évolution se combine au fait que l’État moderne qui fut imposé à la société grecque en remplacement de la cité œcuménique se constitua avec pour mot d’ordre la construction de la politique en termes de souveraineté du pouvoir, c’est-à-dire sur la base du principe de la dichotomie entre société et politique. Ce qui signifiait un retour à l’exclusion du corps social hors de la politique. Pour l’Europe occidentale en lutte pour reconstituer ses sociétés en ayant en vue la liberté primordiale, c’est-à-dire individuelle, cette construction concrète de la politique correspondait totalement aux conditions de l’époque post-féodale. Le système politique de la modernité continua à être assimilé à l’État, et la politique comme phénomène à être conçue comme l’équivalent tautologique du pouvoir de l’État.

Le corps social étant parvenu au statut de société privée dans le cadre l’État nation néohellénique, le clergé devint le seul acteur vivant de l’Église qui, de ce fait, chercha de nouvelles sources de légitimation dans le divin et de reproduction de ses membres par une procédure interne. L’Église, auparavant partie organique du système de la société de la cité, devint un système de pouvoir autonome placé au-dessus de la société dans la nouvelle cité, l’État nation.

Si bien que la notion de nationalisation de l’Église, qui fut combinée en Europe occidentale avec la lutte menée par le nouvel État po ur se débarrasser du substrat despotique de la société et pour soumettre à sa compétence la religion et l’Église, prit dans le cas néohellénique une dimension tout à fait différente. Elle concerna non pas sa soumission à la compétence universelle de la politéia, puisque c’était là le facteur déterminant de sa position, mais consista à dissoudre l’entité politéienne de la cité et à dépouiller l’Église de tous ses aspects démocratiques. Ensuite, ni l’État moderne ni le clergé n’ont besoin du corps social, qui est conçu comme un simple prétexte légitimant de leurs fonctions.

c) Enfin, pour ce qui est de la place de l’Église dans le nouvel État, il est nécessaire de tenir compte de la nature interne de la société grecque, qui remonte aux survivances du cosmosystème hellénique dans son comportement. Deux de ces survivances essentielles nous intéressent ici : son développement politique supérieur et la place occupée par la nation dans son système de valeursxiii. La première introduit la question de la relation entre société et politique, une fois cette dernière parvenue à l’État central. La seconde est liée au but de l’État et donc à sa relation avec la nation.

La nature anthropocentrique de la société grecque et l’expérience de la liberté au-delà des priorités imposées par la construction de la première période post-féodale expliquent que, dans son projet, ses priorités soient différentes ou que la qualité de citoyen et le droit de vote aient évidemment fait partie du système politique hellénique dès le début (1828), au moment où, en Grande-Bretagne, à peine 7 % de la population adulte avait le droit de vote.

En effet, dans la mesure où le pouvoir politique n’a pas pour finalité de constituer le social en termes anthropocentriques, on assiste au dépassement des forces idéologiques et de classe. Le fort développement politique ou la conscience émancipée du citoyen fait que le corps social n’a pas de revendication collective (du type libération) qui l’eût rattaché à l’État et aux forces socio-politiques. La relation entre la société et la politique qui s’établit sur le plan de la négociation individuelle du fait de son exclusion du processus politique s’avère finalement inégale, à son détriment. Le système du clientélisme politique, qui émane non pas de l’individualisme privé mais de l’individualisme socio-politique, révèle la dysharmonie du système par rapport au développement politique de l’individu, chose qui, en fin de compte, conduit à délégitimer la classe politique.

Le rattachement du but de la politique à la nation joua au départ, dans l’État néohellénique, un rôle plus ou moins conservateur, qui consista à faire légitimer par la volonté sociale l’autonomie accrue du pouvoir politique, et donc à maintenir le corps social dans un statut de société privée. Ainsi la classe politique grecque, ayant en face d’elle une société sans projet de libération individuelle et sociale, une nation qui ne devait pas son existence à «l’État nation» souverain, transforma le projet national en question interne durable afin de garantir l’adhésion minimale de la société à l’État, ce qui rendit finalement impossible la mise au point d’une politique conséquente en ce sens et entraîna en fait son effondrement.

Dans ce cadre, l’Église, institution despotique, sera amenée à reconnaître finalement dans les choix de l’État le partenaire qui la conduirait à l’autonomie face au patriarcat œcuménique et à poser sur de nouvelles bases ethnocentriques sa relation avec l’hellénisme. Ainsi la première période de la coexistence ethnocentrique de l’État avec l’Église ne souleva pas de problème essentiel. D’ailleurs, la nature de l’Église orthodoxe n’était incompatible ni avec son autonomie institutionnelle au sein de l’État ni avec sa soumission au pouvoir politique de l’État, héritier de la compétence universelle. Parallèlement, le dogme de la «séparation des rôles» ne laissait pas de marge à une autonomie matérielle de l’Église et, par extension, à la revendication d’une fonction profane ou d’une place dans la gestion de la notion d’État. Bien que tenant compte de la culture orthodoxe comme d’un élément constitutif de l’identité grecque – elle était d’ailleurs reconnue comme une création hellénique, comme la variante grecque du christianisme –, l’État n’entendait pas démissionner de l’avantage que lui conféraient son identification avec la nation et le monopole du pouvoir politique. Durant la première phase de son existence ethnocentrique, l’Église perdit la plus grande partie de sa fortune, qui fut partagée entre les paysans ou utilisée à des fins publiques, tandis que la plupart des monastères étaient fermés. L’État ne rencontra pas de difficultés particulières à réaliser l’une des plus grandes redistributions de la propriété rurale, et qui plus sans y être poussé par un mouvement paysan.

D’un autre côté, la spécificité cosmosystémique de l’hellénisme, en liaison avec la manière dont fut constitué l’État nation et dont il engloba les sociétés grecques, explique la constitution polycentrique de l’Église grecque. En effet, il n’y a pas une, mais plusieurs Églises grecques. Dans le cadre de l’État hellénique, existe l’Église autocéphale de Grèce, que l’on appelle «Archevêché d’Athènes», et «l’Archevêché de Crète», qui est sous la juridiction du patriarcat de Constantinople. Le patriarcat œcuménique, outre la direction spirituelle qu’il exerce simultanément sur l’ensemble des Églises orthodoxes (non grecques comprises), a sous sa dépendance directe le Dodécanèse et exerce la compétence spirituelle sur ce que l’on appelle les «nouveaux pays», c’est-à-dire la Grèce du Centre et du Nord, qui, du point de vue administratif, relève de l’Église de Grèce. Au-delà, restent sous contrôle grec les patriarcats historiques de Jérusalem et d’Alexandrie, l’Église autocéphale d’Albanie, de Chypre, et naturellement les églises orthodoxes de diaspora grecque, les plus importantes étant notamment celles des États-Unis, d’Australie, du Canada, etc. Il faut souligner qu’à l’inverse de l’Église grecque, qui s’adapta plus vite au dispositif de l’État nation, les autres Églises des Grecs maintinrent plus ou moins la présence d’un élément profane en leur sein, comme par exemple les réunions mixtes de clercs et de laïcs.

Dans le cadre de l’État grec, l’Église se constitua en institution autonome d’intérêt public dotée d’une compétence interne sur les affaires concernant les membres du clergé et d’un organe suprême d’administration, le saint synode des métropolites, qui élit son président, l’archevêque. Ce dernier est en fait métropolite d’Athènes et en cette qualité, il préside également le saint synode permanent, corps constitué d’un nombre restreint de douze métropolites (les six provenant des nouveaux pays) élus pour un an par le saint synode et doté d’une compétence exécutive. À l’instar des autres métropolites, l’archevêque ne peut intervenir dans une autre métropole ni même la visiter sans l’autorisation du métropolite concerné, qui conserve une compétence exclusive dans son diocèse. L’Église de Grèce possède sa propre «charte constitutionnelle», qui est toutefois élaborée par l’État et votée par le Parlement hellénique.

Bien que la formalité de l’approbation populaire se soit maintenue pour l’élection du bas clergé, en réalité elle dégénéra en une procédure formelle sans valeur de légitimation ni même d’élection. Le haut clergé – les métropolites et l’archevêque – sont élus par le saint synode, et le bas clergé est choisi par chaque métropolite. Le président de l’État hellénique n’est pas le chef de l’Église, comme c’est le cas dans la plupart des pays protestants. Mais les affaires et les institutions de l’Église sont placés sous la surveillance, du point de vue de la légalité, de l’État, et le clergé est en tout état de cause soumis à l’ordre juridique de l’État et à ses autorités.

L’Église continua, sous le régime de l’État nation, à ne pas avoir ni accomplir de compétences profanes, en dehors de la philanthropie. Le système éducatif demeura, comme durant l’Empire byzantin et la domination ottomane, sous la compétence de l’État ou échut en partie aux particuliers, mais non à l’Église. Celle-ci ne s’immisça pas non plus dans la vie politique, car le fait d’appartenir à l’espace public suggère qu’elle se soumet à la compétence politique universelle mais qu’elle ne fait pas partie du système politique. C’est pourquoi il ne fut jamais concevable de créer des partis ou des syndicats chrétiens ou d’autres organisations que celles qui relèvent du domaine de la société civile. Dans le même sens, l’Église orthodoxe continua à concevoir sa relation avec les fidèles en termes de liberté et d’une manière qui passait presque exclusivement par le fonctionnement du temple.


4) La tentative de sécularisation. Le nouveau discours idéologique de l’Église


Le vécu de l’Église grecque sous l’État nation, sa familiarisation avec la nature despotique du christianisme mais aussi le processus de dépassement relatif de la domination politique de l’État nation que traduit la notion de «mondialisation», ont cultivé à l’intérieur de l’Église de nouvelles conceptions concernant sa place dans la société, sa relation avec l’État et la politique, et naturellement, en référence avec la nature œcuménique du christianisme et de l’orthodoxie. Ces nouvelles conceptions qui, dans un passé récent, circulaient au sein de quelques cercles marginaux para-ecclésiastiques et d’un petit groupe minoritaire au saint synode, sont devenues, avec l’élection à la tête de l’Église de l’actuel archevêque, son option officielle.

Le retour du discours de l’Église sur scène, avec l’archevêque Christodoulos, s’est concentré dans deux directions : a) la question de la place de la religion et, à travers elle, de l’Église dans la constitution de l’identité nationale ; b) la révision du dogme de la «séparation des rôles», au profit de l’Église. Le but manifeste de ces deux options est de légitimer l’Église dans des rôles profanes, conformes, essentiellement, à l’acquis de la modernité, et plus précisément à la version vaticane de l’Église chrétienne. Les différenciations de détail qui persistent entre les deux Églises ne sauraient contredire cette réalité.

Nous avons constaté plus haut que la familiarisation de l’Église grecque avec l’État nation l’avait conduite à une nouvelle approche de sa relation avec l’hellénicité. Mais cette révision ne signifia pas reconsidération de l’acquis anthropocentrique. Elle dissimule simplement sa revendication que la nation, comme jadis l’œcuméné grecque, soit définie avant tout comme une communauté chrétienne, ou du moins que le poids spécifique de la religion soit accru par rapport aux éléments cosmosystémiques en général qui composent la particularité anthropocentrique et donc la conscience de la société. La mise en avant de l’orthodoxie, et non plus simplement du christianisme, comme c’était le cas auparavant, dans le cadre de l’œcuméné grecque, s’inscrit dans l’effort anxieux de l’Église d’harmoniser l’idéologie chrétienne au nouveau projet, ethnocentrique cette fois, de la société grecque, à un moment où ses différences avec la particularité despotique de l’Église catholique s’effacent de plus en plus. On a déjà assisté au mythe de la contribution de l’orthodoxie et de son Église au «sauvetage» de l’hellénisme sous la domination ottomane, à l’argumentation concernant leur osmose organique et, par extension, leurs liens indissolubles, et enfin au caractère «unique» au monde de l’orthodoxie grecque et donc de l’hellénisme moderne qui se définit par elle. L’orthodoxie, à savoir la chrétienté orthodoxe, devient la composante non seulement fondamentale mais à distance, primordiale, de la nation. En soi, l’hellénicité, en tant que conscience et conception, ne suffit pas à soutenir le concept de nation. Sans qu’on l’avoue ouvertement, il s’ensuit que la citoyenneté se différencie quant au fond selon le caractère religieux ou doctrinal et en tout cas selon le degré d’acceptation du rôle de l’Église dans la formation de l’identité nationale des Grecs. Il faut dire que sur ce point, l’Église grecque n’innove pas. La promotion du patriotisme orthodoxe va de pair avec des révisions analogues de l’approche de l’identité nationale dans l’espace de ladite chrétienté «occidentale», révisions qui entreprennent justement d’élever le religieux au rang de fondement d’une nouvelle philosophie de l’histoirexiv.

La démarche de l’Église vis-à-vis de la nation est manifestement politique et vise à susciter une révision du principe de la «séparation des rôles» qui avait précisé, au fil de l’histoire, sa relation avec la politique. Pendant la première période ethnocentrique de l’Église, son autonomie en matière de pouvoir avait été confirmée dans le cadre de l’État par une interprétation de la notion de la «séparation des rôles» qui avait un volet négatif, d’une part, en affirmant la non-compétence de l’Église en matière sociale et politique, conformément à la tradition, et d’autre part, pour la première fois, un volet positif, en introduisant la compétence exclusive de l’Église concernant sa vie intérieure. L’État a conservé, en dernière analyse, la compétence de définir par voie législative la charte constitutive de l’Église, mais cette dernière a ensuite été reconnue comme un système de pouvoir doté d’une vie interne relativement autonome.

Le nouveau «dogme» Christodoulos interprète la place de l’Église comme une institution d’intérêt public de manière extensive et non plus restrictive. Il tient pour acquise l’autonomie interne du clergé tout en contestant l’autre volet du dogme sur la «séparation des rôles», en revendiquant «l’immixtion» de l’Église dans les affaires de l’État. Naturellement, il rejette toute implication directe de l’Église dans la politique et déclare ne pas réclamer son installation au pouvoir politique, non plus que la création de partis chrétiens, de syndicats ou de groupes de pression sur le modèle de certains pays d’Europe occidentale. Mais il invoque le «droit du peuple», la responsabilité de l’Église à parler des affaires générales de la société et donc du champ de la politique, à contrôler les agents de l’État, les politiques mises en œuvre ou les forces politiques, et notamment à se prononcer sur les affaires mondiales. Créant une confusion opportune entre le droit de parole (profane) qui appartient à chaque citoyen et en l’occurrence à M. Christodoulos, et la qualité de prêtre en vertu de laquelle il agit comme «personne publique», il entreprend de «greffer» sur le prêtre la compétence politique du citoyen. Le «citoyen prêtre» qu’incarne le chef de l’Église se transfigure en un «prêtre politique» et plus précisément en un archevêque «politique».

Le but déclaré de l’archevêque est que l’Église, en se présentant comme agent institutionnel et gardien de l’orthodoxie chrétienne, soit légitimée dans un rôle d’expression authentique du concept de la nation et de ses objectifs, de juge indiscutable du degré de participation de chacun à celle-ci (évaluation de l’hellénicité). Puisque la nation incarne la valeur suprême et constitue, en fin de compte, la finalité de l’État, et que l’Église est le gardien de son paramètre primordial, l’orthodoxie, l’Église s’inscrit comme l’autorité suprême de la nation. En ce sens, elle a le droit de tracer le cadre et de contrôler les politiques de l’État. Dans le même temps, il ne suffit pas d’être chrétien et même orthodoxe, il faut reconnaître l’Église comme institution suprême de la nation. Cette approche du nouvel archevêque rappelle directement le fond du conflit entre hellénisme et christianisme qui poussa l’Église à un rapprochement stratégique avec l’islam ottoman pour maintenir sa primauté. Parallèlement, elle confirme qu’en fait, l’Église ne s’est jamais accommodée de la création de l’État néohellénique, dans la mesure ou elle devinait que sa présence conférerait une supériorité à l’«hellénicité» sur la «chrétienté». Il n’est pas du tout fortuit que l’archevêque évoque souvent dans ses sermons la menace du retour du panthéon antique dans la société grecquexv.

Cette argumentation de l’Église grecque est assurément secondée par la doctrine moderne qui identifie l’État à la nation, mais aussi par la légitimation que confère l’anthropocentrisme moderne ou primaire aux enclaves despotiques dans le cadre de la société civile. Mais étant donné que les contraintes anthropocentriques de l’Église grecque n’ont pas permis et semblent ne pas favoriser une présence institutionnelle forte dans la société civile, la nouvelle hiérarchie de l’Église a concentré ses intentions sur l’influence politique qui se cristallise directement dans le processus électoralxvi. C’est ainsi que l’archevêque reconnaît que la pratique de l’Église «occidentale» de soumettre des questions aux forces politiques au moment des élections contredit la logique de l’orthodoxie concernant sa non-ingérence dans la politique (principe de «séparation des rôles»), tout en laissant clairement entendre que les partis «seront appelés par les fidèles» à répondre à une série de questions qui les concernent, comme par exemple celle des cartes d’identité. Transformant en fait le citoyen en fidèle, il espère que l’homme politique sera obligé de franchir le seuil de l’église pour recevoir l’onction.

Cette influence de l’Église, absolument naturelle pour un pays de la modernité, est précisément toute nouvelle dans la société grecque. Elle met cependant en évidence le vide de pouvoir que crée la combinaison de la variante primaire du système représentatif avec les réalités de la société civile, qui légitime l’encerclement extra-institutionnel du pouvoir politique par certaines forces (économiques, entre autres, et notamment le clergé), en vue de l’appropriation de l’espace public.

L’affaire de l’inscription de la religion sur les cartes d’identité illustre une manœuvre tactique de la direction de l’Église qui met en évidence le but de la démarche. Dénonçant dans ses prêches la «persécution» de l’Église et mettant en œuvre une approche extrêmement populiste de son auditoire, il a cherché à s’immiscer dans le processus politique. Mais l’essoufflement rapide de la protestation de l’Église révèle finalement l’impuissance du discours de l’Église à se faire légitimer et notamment à s’imposer dans le cadre d’un système politique doté de fondements anthropocentriques solides. L’écho éphémère qu’elle a rencontré correspond à une certaine mise en doute de la classe politique, que la hiérarchie de l’Église a essayé d’exploiter à son profit. Les sondages sont clairs : la popularité de l’archevêque est équilibrée par celle, bien plus haute encore, du patriarche œcuménique, et en tout cas par la précision expresse du rejet catégorique de toute ingérence de l’Église dans les affaires politiques. Ce qui montre que le sentiment religieux de la majorité de la société grecque est incompatible avec la nouvelle ambition de l’Église. La société grecque étant accoutumée uniquement au concept de «croyant», la notion de «pratiquant» est en fait inconnue et ses applications sont évaluées péjorativement. Quoi qu’il en soit, la forte contestation de la hiérarchie ecclésiastique, révélée par son ambition despotique tardive, montre aussi ses limites. Au-delà de la réaction de la classe politique et d’une part de l’Église de Grèce contre le nouveau projet de l’archevêque, la plupart des Églises grecques ont pris leurs distances, avec au premier rang le patriarche œcuménique, qui a entamé une nouvelle série de confrontations avec lui.

Finalement, l’Église va rapidement revenir à son rôle traditionnel, sans pour autant que sa direction renonce, semble-t-il, à ses intentions.

Le phénomène «Christodoulos», bien que largement lié à la personnalité de l’homme, s’inscrit dans le climat de la dynamique où convergent la mutation historique de l’hellénisme, la transition du monde contemporain en direction d’un État de souveraineté relative, que met en évidence le processus de «mondialisation» xvii et qui laisse à découvert la clientèle «nationale» de l’Église, et d’une contestation fondamentale du système politique moderne. La réaction de l’Église dissimule sa crainte, d’une part, que l’État désormais, et surtout la classe politique, n’aient plus besoin d’elle et que même, ils la considèrent comme un obstacle aux priorités nationales ; d’autre part, son inquiétude devant le retour pressenti d’une société grecque reconstituée de manière multiculturelle du fait de l’afflux de réfugiés économiques non chrétiens, dans leur écrasante majorité. La perspective de voir surgir un nouveau patriotisme lié à la nature de la société et au système politique, au-delà de la religion, perspective combinée au relâchement de la souveraineté de l’État, à l’intégration du pays dans un ensemble culturel plus vaste tel que l’Union européenne, où l’orthodoxie ne représente qu’une entité minoritairexviii, et l’annonce d’une nouvelle référence identitaire liée à la «mondialisation» suscitent des sentiments mêlés d’insécurité au sommet de l’Église. Ainsi assiste-t-on au phénomène d’une Église qui, après s’être construite et avoir parcouru toute sa carrière dans l’environnement (économique, socio-politique et culturel) de l’œcuméné anthropocentrique, par son osmose avec l’État national et sa mutation en institution despotique, ne se sent plus en sécurité et cherche à se protéger derrière la souveraineté de l’État et la nationxix. En réalité, en se laissant glisser vers un rôle qui consisterait à remplir le «vide politique» né de l’impuissance constante de toute formation partisane d’extrême-droite à prospérer sur la scène politique grecque, l’Église apporte son écot à la stabilité du système.


5) La perspective


Les lignes qui précèdent montrent que de la relation entre hellénisme et christianisme, dans la mesure où elle révèle le contenu du conflit plus large entre anthropocentrisme et despotisme, constitue un laboratoire unique pour la compréhension de phénomènes analogues de notre époque et, par suite, pour la mise en place d’une problématique pour l’avenir. En fait, nous avons constaté que le fait que le christianisme constitue une conception du monde despotique primaire avec laquelle son support institutionnel, l’Église, n’a jamais caché ses affinités, ne préjuge pas de l’incompatibilité de sa présence dans le contexte d’un cosmosystème anthropocentrique. Ainsi, alors que l’Église catholique a rapidement évolué en une hiérarchie ecclésiastique harmonisée à la mutation despotique de la partie occidentale de l’imperium romain, l’Église intégrée au cosmosystème hellénique a été contrainte dès le début de se construire sur la base des impératifs de l’évolution anthropocentrique globale, en restant littéralement une Église du peuple des fidèles.

En ce sens, le cosmosystème hellénique prouve que la religion, en tant qu’expression des inquiétudes métaphysiques de l’homme, est un paramètre majeur non seulement de la vie personnelle mais aussi de la vie collective. Il ne suffit donc pas de constater que la relation de l’homme avec la religion est une affaire personnelle car, en tant que question d’intérêt universel, elle tombe également dans la compétence de la politique. En conséquence, la question de savoir comment sont structurés le social et le politique est non moins déterminante parce qu’il en ressortira finalement la réponse à la question de savoir qui définit le cadre réglementaire de la religion et quelle est la position de l’individu dans ce cadre.

L’État de la modernité ne semble pas répondre de manière satisfaisante à cette seconde question, car il se contente de reproduire la logique d’une institutionnalisation en pouvoir souverain de la politique. Dans la mesure où la finalité de ce système n’est pas de reconnaître à la société la compétence politique, sa problématique se concentre sur la question d’un aménagement des pouvoirs destiné à éviter une accumulation excessive de force au niveau du pouvoir de l’État. En cela, la problématique qui consiste à situer l’Église, institution despotique par excellence, dans la société civile et, qui plus est, dans des conditions qui en font une sorte d’État dans l’État, échappant largement à la compétence de la politéia (principe de la séparation de l’Église et de l’État), ou à la maintenir dans la sphère de l’espace public sous des conditions de relative autonomie (l’Église néohellénique), ou, enfin, à la conserver sous l’autorité directe d’une institution d’origine despotique telle que la monarchie (dans l’espace protestant), ne répond pas à la question fondamentale de la nature despotique interne de l’Église. La présence d’une institution despotique à référence théocratique et aux exigences séculières étendues dans le contexte de la société civile ou de l’espace public non seulement ne préoccupe pas la modernité mais est revêtue d’une entière légitimation 20.

Pourtant, cette approche de la relation entre Église et politique dans le contexte de la société moderne n’en pose pas moins des questions, surtout depuis que la religion, à l’époque post-socialiste, est revenue sur le devant de la scène comme argument idéologique et politique fondamental et notamment comme fondement d’une nouvelle philosophie de l’évolution.

Dans ce cadre, la problématique de la place de la religion, et plus précisément de l’Église, au sein du devenir social en général, en termes de progrès, suppose, à notre sens : a) que le domaine de l’Église soit strictement limité à la fonction cultuelle de la religion ; b) que l’Église soit conçue comme une institution autonome d’intérêt public dans la mesure où elle est appelée à gérer une question d’importance majeure de la vie sociale; c) que l’Église, en tant qu’institution, soit administrée par un corps de représentants élus du corps social, sur le plan local, régional et «national». Que le clergé lui-même soit élu ou du moins soumis à la ratification finale de la société; d) que l’État, dans la mesure où il concentre la compétence politique universelle de la société, ou plutôt que le corps social lui-même dispose, en dernière analyse, du pouvoir de contrôler l’Église et, au-delà, de l’obliger à se conformer à la logique anthropocentrique et, de manière analogue, à la logique démocratique du système politique

Ces principes ne sont pas originaux et ne traduisent en rien une variante achevée d’incorporation de l’Église au devenir anthropocentrique, telle que celle qui émerge de l’acquis du cosmosystème hellénique. Ils ne rétablissent pas l’Église comme Église du dèmos des fidèles. On pourrait dire toutefois qu’il suffirait, dans une première phase, d’introduire dans l’institution de l’Église le principe de l’élection par le corps social de ses organes de fonctionnement, y compris celle du clergé, pour changer radicalement la nature et la place de l’Église dans le cadre de la société et de la politique.

Nous concluons que le fait d’envisager la relation entre la religion et la politique à la lumière du paradigme grec met en évidence la place de la première dans le devenir historique qui mène à l’achèvement anthropocentrique. En un autre sens, cette manière de procéder permet de situer sur le plan axiologique la place de la modernité dans ce processus. Cela fournit donc un précédent comparatif et, par extension, un cadre solide pour essayer de repérer la direction qu’indique l’évolution. En dernière analyse, la question est de savoir dans quelle mesure la modernité est assez mûre pour s’écarter des conventions du passé despotique et entrer dans une phase plus anthropocentrique, et par définition liée au progrès.


1 Publié à la Revue de science politique Pôle Sud, 17/2002

i Notes

Sont anthropocentriques les sociétés dont le substrat est la liberté au moins au niveau individuel, à l’opposé du despotisme, qui définit les sociétés de sujets.

ii Par cosmosystème, nous entendons l’ensemble du monde (des sociétés politiquement constitués etc) dont les paramètres sont basés sur la même nature constitutive du social. Sur la notion de cosmosystème et plus particulièrement sur la constitution cosmosystémique des sociétés grecques et leur nature anthropocentrique, voir, Contogeorgis, 2000a, pp. 51-97.

iii Parmi d’autres, R.J.Hofmann, in Porphyre, 2000d, p. 139. Justinien (527-565) «considérait que ce n’était pas commettre un meurtre que d’enlever la vie à un non-chrétien». Le cas des ouvrages de Porphyre est des plus significatifs. Furent détruits non seulement les livres du philosophe néoplatonicien, mais «aussi de nombreux livres d’auteurs chrétiens qui contenaient des extraits de sa polémique, de sorte à faire disparaître de la face de la terre ‘le poison de sa pensée’, selon les termes de l’évêque Apollinaire» (op. cit., p. 174). Voir aussi R. MacMullen, 1996, et R. Wilken, 1984.

iv Ainsi la règle imposa-t-elle à l’Église, à Byzance, de ne pas s’exprimer sur toutes les affaires, mais uniquement sur celles qui étaient liées à l’Église et à la foi. Sur ce point, les sources sont formelles. Dans le préambule de la VIe Novelle, Justinien (527-565) écrit : «L’Église sert les choses divines tandis que la royauté règne et veille sur les hommes… Si la première doit être irréprochable en tout, la seconde doit faire honneur de manière droite et comme il convient à l’État qui lui a été confié et se conformer au bien, c’est-à-dire être utile au genre humain». Jean Tzimiskès (969-976) précise quant à lui : «Je connais deux pouvoirs en cette vie, le pouvoir sacré de l’Église et celui du roi, l’un ayant le soin des âmes, l’autre le gouvernement des corps». Citons enfin Andronic II Paléologue (1282-1328), qui rappela avec clarté le patriarche Isaïe à ses compétences quand il fit mine de se mêler d‘une affaire politique : «Tu as été appelé pour avoir soin des affaires ecclésiastiques, et te tenir loin des affaires communes et royales». Et le patriarche de renchérir à son tour : «Pour ma part, je m’étonne grandement d’être rappelé à l’ordre, car je ne m’occupe que de ces seules choses, et toi, tu administres les affaires du royaume comme il te semble bon… Moi je gère mes affaires, et toi, veille aux tiennes».

v Voir à ce sujet Contogeorgis, 1983, pp. 425 et ss.

vi Georges Gémiste Pléthon (1360-1452 env.), fondateur de l’École de Mistra, compte parmi les plus grands penseurs de son époque et fut, avec ses disciples (dont Bessarion), l’initiateur de la Renaissance italienne.

vii Georges Gennadios (1405-1472 env.) grand penseur et adversaire de l’École de Mistra, fut appelé par le conquérant ottoman à réaliser, comme patriarche de Constantinople, l’alliance stratégique entre l’Église grecque et l’islam ottoman.

viii Voir sur ce point Contogeorgis, 2001, pp. 107-124 ; 2002.

ix Nous pensons à l’économie de commerce et de transformation qui a l’argent pour substrat constitutif. Cette économie est la matrice du cosmosystème anthropocentrique.

x Plus de détail Contogeorgis, 2002, 2001, 2000a.

xi Sur cette question, voir Contogeorgis,1992.

xii Après le milieu du XIXe siècle.

xiii Sur les manifestations de l’identité cosmosystémique grecque et sur ses mutations dans le contexte de l’État nation, voir Contogeorgis,1999.

xiv À titre indicatif, Huntington, 1999.

xv Pour plus de détails sur ce virage despotique de l’Église grecque sous l’archevêque Christodoulos, voir Contogeorgis, 2000b.

xvi En réalité, l’Église grecque ayant été «absorbée» dans le corps social, elle ne fut pas en mesure de développer des «autonomies» analogues à celles de l’Église «occidentale» (catholique et protestante) dans le cadre de ladite société civile. C’est la raison pour laquelle le clergé entreprit d’atteindre ses objectifs soit par le biais du lieu de culte soit par celui d’une synthèse directe de sa relation avec le pouvoir politique. Cette relation se développa toutefois sur le plan du symbolique ou du formel (cérémonial, etc.) plutôt que comme une politique de prise en main consciente de l’individu (par le catéchisme, par exemple) et de l’État.

xvii Ajoutons la modification des données de la communication par le passage à l’ère technologique. Le système de l’Église grecque se fonda, comme nous l’avons vu, sur la petite échelle cosmosystémique (et donc communicationnelle), car ce n’était qu’à ce niveau que la constitution anthropocentrique des sociétés était possible. Dans ce cadre, l’Église avait matériellement pour terrain d’action le lieu de culte, et institutionnellement la «métropole». Le nouvel archevêque, en inaugurant une politique communicationnelle systématique, a contourné ce principe fondamental : il a transformé son discours – qui n’est en fait que celui d’un métropolite – en discours de l’Église entière, à savoir nationale. Le transport médiatique du discours de Christodoulos sur l’ensemble du territoire s’est heurté aux revendications des autres métropolites, aussi bien parce qu’il a été considéré que son contenu ne correspondait pas au discours de l’Église, que parce qu’il constituait une ingérence dans les affaires internes des métropoles.

xviii L’Église grecque ne cache pas qu’elle redoute l’intervention de l’Union européenne dans le sens d’une uniformisation, du point de vue de la norme de la chrétienté «occidentale», des questions qui touchent principalement aux relations de l’Église et de l’État. C’est pourquoi elle soutient que ces relations «doivent relever du droit national interne de chaque État, dans le cadre du principe de la liberté religieuse, de sorte à éviter les tensions indésirables ou inutiles sur des questions sensibles de traditions religieuses des peuples qui ont déterminé leur identité nationale» (résolution du saint synode).

xix Ainsi l’Église grecque accepte-t-elle d’un côté la «mondialisation» comme une réalité, tout en restant réservée quant aux dangers que couve la dévalorisation de la souveraineté de l’État nation, en se déclarant «contre les discriminations de race et de nation et surtout pour le respect mutuel des peuples». «Nous ne nions pas la réalité de la mondialisation, dira l’archevêque en personne, mais nous refusons ses effets négatifs et notamment la tendance à niveler tous les peuples et toutes les cultures dans un mécanisme de conception du monde tout-puissant mais dénué d’âme et de forme» (journal Eleftherotypia, 20 juin 2002).

20 Dans un sens plus nuancé, voir entre autres, Rémond R., 2000c, Gauchet M., 1998a, Grjebine A.,1998b.



Références


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Contogeorgis G., «S. Huntington et ‘le choc des civilisations’. ‘Civilisation religieuse’ ou cosmosystème», Pôle Sud, 14/2001.

Contogeorgis G., «Le citoyen dans la cité», Bertrand Badie – Pascal Perrineau (dir.), Le citoyen, Mélanges offerts à Alain Lancelot, Paris, Presses de sciences po.,2000a.

Contogeorgis G., Le ‘Hierateion’. Le recul despotique de l’Eglise hellénique, Athènes, Terzo Group, 2000b.

Contogeorgis G., «Identité cosmosystémique ou identité nationale ? Le paradigme hellénique», Pôle Sud, 10/1999.

Contogeorgis G., Histoire de la Grèce, Paris, Hatier, 1992.

Contogeorgis G., Dynamique sociale et autonomie politique. Le système des cités pendant l’ottomanocratie, Athènes, Nea Synora, 1983.

Gauchet M., La religion dans la démocratie. Parcours de la laicité, Paris, Gallimard, 1998a.

Grjebine A., Un monde sans dieux. Plaidoyer pour une société ouverte, Paris, Plon, 1998b.

Huntington S., Le choc des civilisations, éd. Odile Jacob, 1999 (éd. originale : The Clash of Civilization and the Remaking of the World Order, 1996).

MacMullen R., Christianisme et paganisme du IVe au VIIIe siècle (tr. de l’anglais par F. Regnot), Paris, Les Belles Lettres, 1998.

Rémond R., Le christianisme en accusation, Paris, Desclée de Brouwer, 2000c.

Porphyre, Contre les chrétiens (Introduction – conclusion, R. J. Hofmann), Athènes, Thyrathen, 2000d.

Wilken R., The Christians as the Romans Saw Them, Yale University Press, New Haven and London, 1984.


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