Georges Contogeorgis

La crise de la paix et les racines de la guerre. Le déficit interprétatif de la modernité1

Toutes les théories de la guerre et de la paix prennent comme donnée la constitution statocentrique de l’humanité. Nous entendons par statocentrisme l’approche du cosmosystème global comme la synthèse des sociétés qui politiquement constituées (en États) coexistent en son sein, et en l’occurence sur la planète. En d’autres termes, on considère que cette structure du cosmosystème est définitive, qu’elle a toujours été ainsi et que, par conséquent, elle n’évoluera pas non plus à l’avenir. Le corollaire en est que la science moderne choisit de ne pas relier la question de la guerre et de la paix au genre et, par extension, à la typologie des sociétés, mais seulement à la morphologie des régimes politiques qui se rencontrent à notre époque.
Cependant, la question de l’évolutivité ou non de la structure statocentrique du monde reste ouverte, tout comme les phases du cosmosystème en général, car c’est d’elles que dépend l’objet de la guerre ou le cadre social de la paix.

1. Les théories dominantes sur la guerre et la paix

L’opinion généralement admise est que la dialectique de la guerre et de la paix est inéluctable2. En conséquence, l’attention se focalise sur la justification ou la condamnation de la guerre, sur l’établissement de limites et de règles concernant son déroulement, et, par suite, sur l’atténuation de sa cruauté. Parallèlement, on tente de mettre au point des procédures visant à réglementer les relations entre les États et épuisant les chances de paix. Dans ce cadre, les guerres sont classées en justes et injustes, agressives et défensives, ou en liaison avec leur but3.
Pour ce qui est la motivation du phénomène de la guerre, diverses hypothèses sont formulées, émanant des visions du monde en général, comme par exemple le libéralisme et le marxisme. Hypothèses qui, au fond, ne se différencient que par les manifestations plus particulières de l’enjeu, telles l’interprétation des intérêts (économiques, de classe, nationaux, religieux, etc.) qui agissent comme mobile, ou la recherche des «causes» psychologiques corollaires de la guerre, etc. 4
L’entreprise de reconstitution, sous la férule anglo-saxonne, de l’ordre mondial qui a suivi l’effondrement du socialisme réel s’est accompagnée de l’élaboration de toute une théorie associant l’enjeu de la guerre et de la paix avec la civilisation. Le propre de cette théorie réside dans ce qu’elle prétend, d’une part, que la culture est, à peu de choses près, l’équivalent tautologique de la religion et que, d’autre part, la familiarité ou non d’une société avec la «démocratie» est directement liée à son vécu religieux. La théorie de la «paix démocratique» prétend précisément que la diffusion de la démocratie dans le monde apportera la paix5.
Cette hypothèse prend pour donné que la démocratie est étroitement liée à la paix, contrairement aux autres régimes et, concrètement, aux régimes autoritaires, plus enclins à la guerre. Vont dans le même sens, en fait, les différents mouvements soi-disant «pacifistes» qui tentent d’associer la paix tantôt au genre de régime politique, tantôt au genre d’économie et souvent avec d’autres éléments du fonctionnement interétatique6.
Ces hypothèses devraient normalement s’accompagner de preuves solides, constituant son fondement théorique. Or, tel n’est pas le cas, car toutes restent enfermées dans l’observation statistique et sont guidées par des choix idéologiques plutôt que par la gnoséologie scientifique. Et même les événements de l’entre-deux-guerres, dont on croit qu’ils prouvent la parenté du phénomène totalitaire avec la guerre, peuvent illustrer l’époque tout à fait transitoire, du point de vue anthropocentrique, que traversait alors le monde européen, mais ne sauraient servir de paradigme pour ce qui est de la signification du phénomène. On pourrait même dire que si l’on soumettait les guerres de l’époque postérieure à la Seconde Guerre mondiale à l’épreuve des statistiques, on constaterait qu’elles ont presque toutes été entreprises par des puissances «démocratiques» au nom de la «démocratie», de «l’économie de marché», etc. Le fait que ces guerres aient été légitimées du fait de leur classement dans la catégorie des «guerres justes», en vertu de leur «mobile» supposé (la démocratie, les droits, la liberté), n’enlève rien à cette vérité.
Non moins intéressante, la remarque que la problématique de la corrélation de la guerre (ou de la paix) avec le genre de régime se limite à la typologie politique de l’époque moderne. Le trait particulier de cette typologie est qu’elle prend comme allant de soi certaines questions qui, par définition, auraient dû être éclaircies: l’une est que le monde en général doit choisir de manière univoque entre les régimes démocratiques et les régimes autoritaires; l’autre est que le système actuel est démocratique.
Dans ce cadre, certains penseurs ont tenté de formuler une théorie générale de la paix avec l’ambition d’une application globale et sous le signe de l’abolition de la guerre. La plus célèbre est celle d’Emmanuel Kant7.
Quant à nous, nous sommes d’avis que ces théories n’ont aucun fondement scientifique ni, par extension, pragmatologique. Elles se situent dans le domaine des exercices intellectuels (théories de la paix «éternelle» ou permanente) ou font l’apologie de la classe hégémonique qui domine chaque fois le monde. En outre, dans la mesure où les théories de la paix «permanente» ne s’inscrivent pas dans la perspective d’une gnoséologie globale confirmée par la nature du phénomène social, elles sont utopiques.
Nous tenterons dans les lignes qui suivent d’esquisser la dialectique de la guerre et de la paix sur la base de la gnoséologie cosmosystémique.

2. La guerre, phénomène dérivé du statocentrisme

Selon la gnoséologie cosmosystémique, la cause fondamentale de la guerre est le statocentrisme. Nous entendons par là la constitution de l’humanité en sociétés politéiennes/États qui, tous ensemble, structurent organiquement un ou plusieurs cosmosystèmes. Cette constitution polyétatique du monde alimente la divergence des intérêts, mais surtout, offre aux groupes sociaux la capacité politique de soutenir ces intérêts avec l’argument de la force. Le cadre réglementaire qui régule les relations interétatiques constitue un «ordre», non un «système», ce qui signifie qu’il légitime la «justice personnelle» (le fait que l’on puisse se faire justice soi-même) ou, autrement dit, qu’il vise simplement à ordonner les conditions de l’invocation de la force et non à soumettre celle-ci à un cadre réglementaire qui mettrait la guerre hors-la-loi8.
Il faut dire que cette conception statocentrique du monde est une certitude axiomatique de la littérature aussi bien hellénique (classique) que moderne. Par conséquent, si nous admettons que le statocentrisme est la constitution politéienne, incontestable sur le plan téléologique, de l’humanité, notre problématique concernant la dialectique de la guerre et de la paix devrait s’inscrire dans sa logique en sous-chapitre.
Cette assertion soulève la question de savoir s’il est vrai que la fin de la guerre viendra seulement, par nécessité, de la fin des États. Pour juger de la valeur de cette interrogation, elle doit être mise en parallèle avec le dogme de Karl Marx selon lequel la fin de l’État viendra de la fin des classes et que, partant, l’abolition des classes entraînera aussi la fin de la guerre. Outre que ces hypothèses souffrent d’insuffisance gnoséologique, elles ne précisent pas ce qui viendra après la fin de l’État ou, d’un autre point de vue, après la fin des classes. Par ailleurs, elles partent de deux bases distinctes mais tout aussi fausses logiquement l’une que l’autre: la première est que l’État incarne par nature, c’est-à-dire inéluctablement, le système politique, d’où il s’ensuit que la constitution des sociétés sans différenciation entre gouvernants et gouvernés est inconcevable de même que, par extension, l’incarnation du système politique par la société des citoyens; la seconde est que le cosmosystème global est structuré de manière univoque sur la base du statocentrisme. Ces points de départ sont logiquement erronés parce qu’ils font d’un stade concret de l’évolution anthropocentrique des sociétés, celui auquel ils correspondent, un enjeu universel et indépassable. C’est précisément pour cela qu’ils s’avèrent gnoséologiquement et méthodologiquement insuffisants.
Cependant, la gnoséologie cosmosystémique enseigne que le statocentrisme n’est pas une constante axiomatique de l’histoire humaine, mais simplement une phase de celle-ci9. C’est un phénomène qui se rencontre à l’époque pré-anthropocentrique –primaire et despotique– et à la première phase du cosmosystème anthropocentrique. Cela veut dire que, pour ce qui est du cosmosystème anthropocentrique, on reconnaît une phase ultérieure de maturité, au cours de laquelle le statocentrisme et, par conséquent, la cause fondamentale de la guerre, s’infléchissent. Quelle est donc cette phase, et en quoi consiste son soubassement pragmatologique?
Pour suivre ce raisonnement, il est nécessaire de revenir à l’hypothèse fondamentale de la gnoséologie cosmosystémique: elle aborde le monde sous l’angle de l’ensemble des sociétés, définies par des fondements ou des paramètres communs, des déterminants idéologiques et institutionnels communs, c’est-à-dire une autarcie interne. Nous appelons cosmosystème l’ensemble de ces sociétés. Historiquement, nous distinguons deux types de cosmosystèmes, le cosmosystème despotique, venu en premier, et le cosmosystème anthropocentrique10.
La mesure qui sert à définir et, par conséquent, à distinguer ces deux types cosmosystémiques est évidemment l’essence de leurs sociétés et, concrètement, l’existence ou non de la liberté11. En tant que concept, la liberté couvre, dans la gnoséologie cosmosystémique, l’ensemble des manifestations de la vie sociale des hommes. Mais son développement dépend du développement anthropocentrique du cosmosystème. En cela, la liberté détermine la typologie interne de celui-ci, c’est-à-dire ses phases d’évolution.
Le cosmosystème couvre en principe l’ensemble de la planète. Nous disons en principe parce que, pendant une certaine période de l’histoire humaine, il est arrivé que soit reconnue la coexistence de deux cosmosystèmes qui, bien que communiquant entre eux, disposaient d’une logique et d’une vie internes déterminées par les éléments qui les définissaient. Je pense au cosmosystème despotique et au cosmosystème anthropocentrique, assimilé tautologiquement à l’hellénisme, car c’est ce dernier qui l’a créé et l’a conservé comme matrice jusqu’à la fin.
Pour ce qui nous intéresse ici, signalons que la liberté est abordée dans une double optique: celle de son développement interne, c’est-à-dire en relation avec les domaines de la vie sociale qu’elle recouvre, que nous classons conventionnellement en individuel, social et politique; celle de son développement cosmosystémique, qui coïncide avec les phases d’évolution de l’anthropocentrisme.
Ces deux espaces de la liberté sont directement liés à la question de la guerre. Le premier parce que, comme nous le verrons, il décide de la manière dont nous définirons la politique comme phénomène. La liberté est totalement incompatible avec la perception de la politique comme force et, plus encore, avec le concept de guerre. Le second, parce qu’il définit le champ de réalisation de la liberté: par exemple, le fait que la liberté se limitera à l’intérieur de l’État ou rayonnera au-delà de lui, et notamment dans l’ensemble du cosmosystème. Dans un cas, elle laisse le champ libre à une réglementation des relations interétatiques en termes de force et, par conséquent, sur le critère de l’exclusion de l’autonomie humaine. Dans l’autre, l’enjeu de la liberté, puisqu’il couvre également le champ des relations interétatiques, fait obstacle à la constitution et à la gestion du phénomène politique sous l’angle de la force.
Il en résulte que la typologie du cosmosystème anthropocentrique comporte deux stades successifs de développement: dans l’un, le stade statocentrique, la liberté se réalise exclusivement à l’intérieur des sociétés fondamentales (l’État), tandis que dans l’autre, la liberté est exercée dans l’ensemble du cosmosystème, ou du moins dans un vaste domaine de celui-ci.
Par conséquent, si, pour prendre substance, la liberté exige l’édification d’institutions normalisant le champ de son exercice, il conviendra de supposer que dans l’environnement situé au-delà de l’État également, les relations d’hégémonie et, en fait, «de justice personnelle» devront être dépassées; c’est-à-dire que le statocentrisme devra être dépassé. Donc, la réalisation de la liberté dans le cosmosystème global présuppose l’édification d’une entité politéienne post-statocentrique ou œcuménique, qui en garantira la jouissance. En tout état de cause, le passage à l’œcuméné n’entraîne pas l’abolition du statocentrisme, mais la constitution d’une entité étatique supérieure qui harmonisera l’ensemble et coexistera avec les sociétés politéiennes/étatiques fondamentales sous le signe de la paix et, par extension, avec la liberté12.
Ce développement typologique du cosmosystème anthropocentrique en deux phases, statocentrique et œcuménique, n’est pas une trouvaille de l’esprit, mais résulte d’une étude différenciée du devenir évolutif du monde hellénique, qui a incarné historiquement le cosmosystème anthropocentrique à petite échelle (celle de la cité). En effet, l’hellénisme présente l’avantage unique de nous offrir un paradigme cosmosystémique achevé sur le plan anthropocentrique. Ce paradigme révèle aussi bien la dialectique de la relation entre la liberté intraétatique – dans ses différentes phases – et la «barbarie» despotique interétatique – la politique comme force –, que le résultat du dépassement du statocentrisme, avec l’expansion œcuménique de la liberté13.
Nous constatons donc que, dans le cosmosystème hellénique, la guerre fut un phénomène de la phase statocentrique14. Mais elle disparut au fil du temps, avec le passage à l’œcuméné et, surtout, avec l’approfondissement de celle-ci, qui aboutit à la soumission des sociétés des cités à une entité politéienne supérieure, la cosmopolis. L’époque alexandrine ou hellénistique, l’époque romaine et l’époque byzantine illustrent autant de phases de la cosmopolis œcuménique. La cosmopolis traduit précisément la synthèse des cités, qui continuent à tenir le rôle de société politéienne fondamentale, et de la métropole, qui assume une fonction de système politique central avec un rôle d’harmonisation sur le territoire de l’œcuméné15. Les relations des cités entre elles, mais aussi de celles-ci avec la métropole, entrent dans une phase de complémentarité fonctionnelle et de synergies qui excluent par définition la guerre. La métropole assume concrètement un rôle de garant de cette nouvelle réalité cosmopolitéienne. Par conséquent, son pouvoir sur le territoire ne ressemble absolument pas à l’État politiquement souverain de la période proto-anthropocentrique16.
Si nous tentons d’appliquer à aujourd’hui, par analogie, le schéma de l’achèvement anthropocentrique qui résulte de la lecture cosmosystémique du monde hellénique, il conviendra de supposer que l’enjeu de la guerre et de la paix sera résolu définitivement en faveur de la paix par le passage à l’œcuméné planétaire, désormais. Mais ce passage et l’édification consécutive d’une nouvelle cosmopolis / d’un nouveau cosmo-État ne seront pas décidés dans un laboratoire scientifique: cela relève des profondeurs du devenir évolutif du cosmosystème anthropocentrique, c’est-à-dire de la dynamique qui conduira à la maturation globale des paramètres qui lui confèrent substance et qui agissent comme cause efficiente de son histoire.
La gnoséologie évolutive du cosmosystème anthropocentrique nous enseigne que la phase statocentrique de notre époque risque d’être encore longue car, avant d’envisager son dépassement, le monde moderne devra traverser la phase de son achèvement au sein de l’État17. Si, donc, nous considérons que les sociétés politéiennes/étatiques de notre époque en sont à peine à traverser leur phase de consolidation (pour ce qui est des avant-gardes) ou de substantialisation (pour les pays de la périphérie) en termes de liberté (individuelle), nous pouvons conclure qu’il reste encore beaucoup de chemin à parcourir jusqu’à conquérir, en plus, la liberté globale que traduit, au-delà de la représentation, la démocratie.

3. La politique comme puissance dans le statocentrisme, et la liberté

Nous avons signalé plus haut la différence fondamentale qu’il y a à concevoir le phénomène de la politique dans le champ interne ou dans le champ externe du cosmosystème anthropocentrique à sa phase statocentrique. En effet, la politique interétatique est dominée par la logique de la force et, concrètement, de la «justice personnelle», dont l’expression extrême est la guerre.
Au même moment, à l’intérieur de la société politéienne/étatique, la politique est établie en termes de pouvoir et, à la fin de l’achèvement anthropocentrique –que traduit la démocratie–, sous le signe de l’autonomie du corps social. Comme pouvoir ou comme autonomie, la politique s’inscrit dans un contexte réglementaire qui définit l’espace de la fonction politique de ses acteurs. Les relations de force ne sont pas éliminées. Mais leur horizon et leurs moyens d’action se trouvent fortement limités, si bien qu’elles sont soumises à l’environnement de droit de la politéia. En réalité, la puissance s’évalue plutôt à l’aune de l’influence.
La fonction de la puissance, dans la mesure où elle entraîne la contrainte, se situe aux antipodes de la liberté. La liberté est définie comme autonomie, c’est-à-dire comme la possibilité de l’homme de disposer de sa vie comme il l’entend. La suppression totale de la liberté renvoie au despotisme, dans lequel l’individu relève de la propriété du despote. Cependant, le pouvoir du despote diffère de celui de l’anthropocentrisme: ce dernier n’est pas totalitaire. Il émane du maintien de la propriété sur le système (l’économie ou la politique), mais est exercé dans une société dont les membres conservent leur liberté individuelle. Par conséquent, il est justifié par le fait que le développement anthropocentrique du monde reste partiel, il se positionne opérationnellement face à la société et il dispose d’un horizon temporel qui coïncide avec les stades qui précèdent la liberté globale. En cela, le pouvoir «anthropocentrique» est, de même que le pouvoir despotique, un système privatif de la liberté ou, du moins, qui reconnaît son déficit. Mais il est accompagné de droits qui définissent le champ de la relation de pouvoir et tendent à assimiler en fait la force aux relations d’influence18.
Qu’est-ce qui fait, exactement, que l’on conçoit de manière différente la politique dans les relations interétatiques et sur la scène politique intérieure? Il est hors de doute qu’intervient ici la différence de nature entre l’essence de l’environnement interétatique et celle de l’environnement intra-étatique. Ce dernier constitue, comme nous l’avons déjà signalé, un «ordre d’États», un ensemble d’États qui élabore ses relations sur l’axe soit de synergies convenues, soit de rapports de force. Aux antipodes, les sociétés étatiques se constituent en un système politéien qui, indépendamment des corrélations socio-politiques qui se dessinent en son sein, repose sur la logique d’une convention réglementaire objective qui les lie toutes. Ainsi se trouve garanti un minimum de liberté aux membres de la formation sociale. Sur le terrain interétatique, les règles émanent directement de la force du leader ou du groupe dirigeant du moment. C’est pourquoi elles concernent non pas l’abolition ou la réduction de la force du leader mais sa confirmation.
Dans l’ordre interétatique, le but de la politique est défini par l’intérêt qui découle des rapports de force. Dans le système intra-étatique, on proclame poursuivre l’intérêt public, général ou, c’est selon, commun. Dans l’ordre politique interétatique, le leader n’est pas soumis à la justice. La même chose vaut, avec quelques nuances, sur le terrain intra-étatique à l’époque anthropocentrique primaire. En effet, dans la politéia pré-représentative, c’est la classe politique qui est au-dessus de la justice, alors que dans la représentation, et surtout dans la démocratie, c’est la société des citoyens/démos qui est exceptée de la justice.
Cependant, la différence devient essentielle si l’on considère la question sous l’angle de sa thématique. L’homme politique, détenteur du pouvoir politique, pour ce qui est des relations interétatiques, est au-dessus du droit pour un ensemble d’actes qui ne sont pas concevables dans le cadre de l’État. Le droit interétatique/international n’abolit pas, concrètement, la guerre, mais pose simplement des règles à son déroulement, de sorte à limiter la barbarie superflue19.
Autrement dit, à l’époque statocentrique du cosmosystème anthropocentrique, la compétence politique de l’État ne dépasse pas les limites de celui-ci, parce que, au-delà de lui, elle ne constitue pas un système. Par conséquent, la compétence politique de l’État ne concerne pas les relations interétatiques, c’est-à-dire la gestion du cosmosystème global. Malgré cela, la gestion politique des affaires qui surgissent dans le cosmosystème appartient à la compétence des États. C’est précisément ce vide que vient combler la volonté politique de l’État-leader ou du complexe hégémonique d’États, volonté qui, toutefois, pour acquérir une force de décision dans le cosmosystème, doit ou bien être adoptée par les autres États, ou bien être imposée par la force.
Ainsi la question de la paix se situe-t-elle dans «l’équilibre des forces» qui s’opposent dans le cosmosystème et dépend donc des conditions qui ou bien la rendent plus avantageuse que la guerre, ou bien rendent incertaine l’issue de la guerre20.
Les considérations qui précèdent prouvent, à notre avis, que la période statocentrique du cosmosystème anthropocentrique se classe au premier stade de son évolution. À cette phase, la relation interétatique ne figure pas dans ses priorités, de sorte que l’enjeu politique soit soumis aux prescriptions de la liberté. Plus précisément, dans le statocentrisme, la liberté politéienne se focalise sur les acteurs de celui-ci, qui sont les États, et elle ne concerne pas les membres de leurs sociétés. Le caractère anthropocentrique reconnaissable et l’évolution de l’homme social se limitent en fait à l’environnement de la société politéienne fondamentale de l’État. En cela, la politique au-delà de l’État, dans la mesure où elle est définie comme l’équivalent tautologique de la force, s’inscrit comme despotique.
La qualité de citoyen –qui définit la place de l’individu dans la société politéienne– est indissociablement liée au pays auquel son détenteur appartient. Au-delà, l’individu est simplement toléré, il dispose selon le cas de certains droits qui vont de pair avec la liberté individuelle. Mais non avec la liberté qu’implique la qualité de citoyen. Dans la cosmopolis post-statocentrique ou œcuménique, le citoyen (le polite) est aussi reconnu comme cosmopolite, c’est-à-dire comme partie constitutive de la cosmopolis. C’est pourquoi la compétence de choix quant au lieu d’exercice de la citoyenneté appartient en fait à son détenteur et non à la politéia21.
Il en résulte que la dialectique de la guerre et de la paix suit de près la maturation anthropocentrique du cosmosystème global. Plus la politique est définie comme puissance, moins les membres de la société ou certaines sociétés jouissent de la liberté dans l’espace concerné par rapport à d’autres sociétés, et inversement. Plus le soubassement des paramètres qui supportent la liberté s’élargit, plus la logique de la force recule au profit des fonctions de la paix. Cette problématique se traduit en proportion par les stades du statocentrisme et de l’œcuméné, desquels il ressort que l’incapacité de la paix à s’imposer dans le monde moderne est liée à son caractère proto-anthropocentrique et non à la nature humaine.

4. Les politéias face à la guerre et à la paix dans le statocentrisme

La modernité assortit sa conviction que le statocentrisme est l’environnement social et politique naturel de l’homme de la certitude que la démocratie est pacifiste par nature22. Par conséquent, elle soutient que la diffusion de la démocratie dans le monde renforcera la paix.
Avant de revenir sur l’erreur logique de cette approche et, en tout état de cause, sur son préjugé idéologique, rappelons que le régime politique en vigueur de nos jours sous le nom de démocratie n’est pas démocratique ni même représentatif. Le principe démocratique, que la modernité ignore même comme concept, veut que l’ensemble du système politique soit incarné par la société des citoyens constituée en démos. Le démos possède, en l’occurrence, la compétence politique «universelle». La représentation ressemble à la démocratie en ce qu’elle suppose la constitution politéienne de la société des citoyens (en démos). Mais elle en diffère en ce qu’elle réserve au démos seulement les compétences qui conviennent à la qualité de mandant. Si bien que, dans la représentation, le régime se partage entre le mandant/démos et le pouvoir politique mandataire23.
De nos jours, le régime que l’on appelle démocratie exclut la société du système politique et lui réserve un rôle de particulier et, en surface, une fonction de légitimation du personnel politique au pouvoir. Fonction qui n’incorpore en aucun cas la qualité de mandant. À la place de la société des citoyens politiquement constituée se trouvent ladite «société civile» et, en fait, les groupes qui arrivent à s’extraire de la société tout court24.
En tout état de cause, ce système est plus ouvert que les divers régimes autoritaires ou semi-autoritaires qui se rencontrent en différents endroits de la planète. Par conséquent, à notre époque, la question se pose comme suit: lequel des deux systèmes politéiens que nous connaissons aujourd’hui (le système pré-représentatif ou le système autoritaire) est plus enclin à la paix? L’argument stéréotypé de la science moderne selon lequel le système pré-représentatif (ladite «démocratie») a par nature une plus grande affinité avec la paix se trouve-t-il vraiment confirmé?
Il n’est pas dans nos intentions de revenir sur cette question, car elle dépasse notre propos. Cependant, observons que le rayonnement cosmosystémique des paramètres de l’anthropocentrisme – notamment l’économie chrématistique et la communication – auquel on assiste de nos jours ne s’accompagne manifestement pas d’une reconstitution analogue du système de la politique. Ce dernier demeure strictement attaché à l’État. En cela, le rayonnement cosmosystémique des paramètres économiques et communicationnels, notamment, ne peut que modifier radicalement son rôle et, par extension, le caractère des relations interétatiques, pour pouvoir suivre la nouvelle finalité politique.
Dans ce cas, la logique de la fonction politique expansive de l’État change également. Jadis l’État –à la phase de la proto-construction anthropocentrique– visait à son expansion territoriale, de sorte à créer un espace social interne suffisant ou, selon le cas, ambitieux, capable de supporter le développement de ses paramètres (l’économie chrématistique, etc.). Cette fonction expansive de l’État de la construction proto-anthropocentrique (XIXe-XXe s.) s’est traduite sous le signe soit du nationalisme, soit du colonialisme. Dans les deux cas, l’État cherchait à élargir son territoire.
La consolidation des sociétés anthropocentriques dans les pays de l’avant-garde a coïncidé avec l’émancipation progressive et, par conséquent, l’autonomisation des fondements de l’anthropocentrisme par rapport à l’État. Ils ambitionneront de s’étendre, comme nous l’avons dit, au-delà de lui et même de s’infiltrer dans la périphérie despotique de la planète. Dorénavant, les paramètres (l’économie, etc.) de l’anthropocentrisme revendiqueront une place de partenaire sur le terrain interétatique et, même, leur autonomie au nom de «l’autorégulation» du marché. En tout cas, en conséquence de cette évolution, l’ensemble des sociétés de la planète sera totalement incorporé au cosmosystème anthropocentrique.
À la phase de l’expansion cosmosystémique des paramètres (telle l’économie, etc.) du cosmosystème anthropocentrique, le dogme de l’avant-garde enseigne que le concept de territoire politique n’est pas aussi nécessaire qu’autrefois, puisque le territoire économique occupe une place de plus en plus importante. Toutefois, cela ne signifie pourtant pas que la guerre devient inutile, mais que son objectif se transforme. Dorénavant, l’adversaire est le régime politique qui persiste dans le dogme de la souveraineté politique ou dans la contestation du partage international des ressources ou de «l’ordre international», et non pas l’État en soi. Désormais, l’État n’est plus appelé à garantir à l’économie «nationale» un territoire suffisant ou même à la protéger dans le cadre de ses frontières, mais principalement dans celui du cosmosystème global.
Cette observation se combine avec le fait que, plus un régime est ouvert à la liberté, plus il a besoin de ressources nouvelles, parce que les besoins de ses membres sont aussi plus nombreux. La question est de savoir si ces ressources sont produites par la société même qui en a besoin ou si la politéia de l’État est appelée à les rechercher sur le terrain interétatique25. Cette interrogation soulève inévitablement la question de la place de chacun dans l’ordre interétatique et, concrètement, celle du contrôle des matières premières, des communications, des conditions du commerce, etc., étant donné que le fondement de cet ordre repose sur la logique des rapports de force.
Dans ce cadre, ladite «démocratie» et, concrètement, le système politique qui, par nature, convient le mieux au climat de «l’économie de marché», sera certainement appelée à assumer la gestion politique du périmètre planétaire. Car elle est comparativement supérieure au régime autoritaire, qui de nos jours semble soutenir les forces du conservatisme. Par conséquent, la «démocratie» s’offre comme l’outil politique qui sert les «frontières ouvertes» et, par extension, le complexe hégémonique qui garde l’initiative de mouvement et contrôle le marché économique et des communications. Il n’est pas du tout fortuit que, depuis l’effondrement du socialisme réel, l’explication moderniste du système politique dominant ait proposé comme but la rencontre des «groupes d’intérêts» avec les acteurs politiques de l’État et non avec le corps de la société des citoyens. La quintessence de la «démocratie» coïncide désormais avec le projet de «bonne gouvernance» et de «société civile», qui affiche comme finalité politique l’intérêt du marché26. C’est précisément ce projet qui a conduit à la fin du XXe siècle à la rupture complète de l’équilibre entre État, société et marché, au détriment de la société des citoyens27.
En tous cas, le complexe hégémonique qui véhicule l’idée de «démocratie» (de «gouvernance», de «société civile», de «marché», etc.) a en face de lui des forces (la Chine, par exemple) ou des complexes de puissances (les Arabes, par exemple) qui cherchent à faire réviser les conditions de l’économie mondiale avec leur propre participation ou à empêcher qu’on ne s’empare de leur marché intérieur. Mais leur argument invoque largement la logique et les «instruments» de l’époque de la souveraineté politique de l’État, qu’ils greffent sur le régime autoritaire (ou théocratique).
En réalité, cette rivalité met en face les sociétés de l’avant-garde proto-anthropocentrique avec celles qui commencent à peine à construire leur essence simplement anthropocentrique et à se faire une place dans le cosmosystème global. Dans ces dernières sociétés se répète analogiquement la procédure du passage du despotisme à l’anthropocentrisme qu’ont vécue les sociétés européennes à l’époque précédente.

5.La démocratie et la guerre

Nous avons déjà constaté que, bien que le système politique moderne ne soit pas démocratique, il demeure ouvert à la liberté individuelle et aux droits socio-politiques, du moins tant que le marché le permet. Cela signifie qu’il rejette la logique de la force et son corollaire, la «justice personnelle», à l’intérieur de l’État. D’un autre côté, bien qu’il constitue le système sous le signe du pouvoir politiquement souverain, reste valable, sur le principe, ce qui l’est aussi dans la démocratie: il produit des besoins plus importants qu’un régime despotique (la monarchie absolue, la théocratie, par exemple), un régime totalitaire (le fascisme, le socialisme réel) ou un régime autoritaire. Et comme nous l’avons déjà noté, ces besoins, les pays qui le peuvent entreprennent de les satisfaire par l’importation de ressources complémentaires en provenance de l’environnement interétatique. À ce niveau, la place signifiante est occupée par les alliances politiques, c’est-à-dire la synthèse des intérêts que véhiculent les forces dirigeantes des États.
En tout état de cause, cette dialectique de la relation des ressources intérieures et extérieures a plusieurs sens: elle a à faire avec la légitimation du système et, par extension, avec le rétablissement de l’équilibre entre société et «marché». La classe dirigeante des pays du complexe hégémonique puise à l’extérieur de quoi compléter les pertes qu’entraîne la contrepartie à payer pour le consentement de la société et, en même temps, le complément de puissance nécessaire pour garantir son hégémonie politique. Les groupes dirigeants des pays de la périphérie échangent à leur tour leur dépendance contre l’importation d’un supplément de sécurité.
Ces remarques sont illustrées de manière éloquente par le paradigme de la cité athénienne, qui traduit le premier et unique paradigme de démocratie du monde historique. Tant que la politéia d’Athènes évolua anthropocentriquement, elle resta tournée vers l’extérieur et tenta de diffuser son développement dans un espace vital dont le périmètre ne cessait de s’élargir. Le passage progressif à la politéia anthropocentrique et, au-delà, démocratique, va de pair avec un développement analogue des paramètres qui ont imposé sa nécessité. La liberté sociale et la liberté politique (la démocratie) entraînent la culture de besoins multiples et, par conséquent, la quête de ressources correspondantes pour les satisfaire. L’édification de l’«empire» économique d’Athènes et son ambition d’hégémonie dans le cosmosystème hellénique vont de pair avec son parcours interne vers l’achèvement anthropocentrique qu’entraîne la démocratie.
Ce parcours interne de la politéia athénienne devait conduire à la perception de la politique, aussi, comme autonomie, c’est-à-dire comme champ de consolidation de la liberté globale de ses citoyens. Mais dans ses relations extérieures, la démocratie correspond à un «système» complet d’arrangements autoritaires, d’interventions et de confrontations armées dont le point culminant fut la guerre cosmosystémique que l’on a appelée guerre du Péloponnèse28.
Athènes avait en réalité en face d’elle la cité non moins «impérialiste» de Corinthe, dont les politiques étaient toutefois élaborées par une classe chrématistique de conception oligarchique et non pas, au premier chef, par le démos. C’est pourquoi elle mettait l’accent sur la «gestion» économique de son empire, alors qu’Athènes était plus interventionniste politiquement. Sparte, au contraire, se renferma progressivement sur elle-même et fonctionna de manière défensive dans ses relations extérieures, car elle était contrainte de mener d’interminables guerres internes pour contrôler ses hilotes.

Conclusion

L’enjeu de la guerre et de la paix, pour ce qui est du cosmosystème anthropocentrique, dépend de son degré d’achèvement. Concrètement, c’est un phénomène qui se rencontre à sa phase statocentrique, alors que, pendant sa période post-statocentrique ou œcuménique, la guerre est bannie au-delà des frontières de la cosmopolis.
Dans le cadre du statocentrisme, la guerre confirme l’horizon limité du développement anthropocentrique du cosmosystème global. En effet, l’évolution anthropocentrique au cours de la période statocentrique se focalise à l’intérieur de la société fondamentale (l’État). D’un autre côté, la guerre s’affirme de plus en plus comme argument de la relation politique, au fur et à mesure que les sociétés concernées marchent vers la démocratie. L’achèvement anthropocentrique crée des besoins plus importants et, par conséquent, l’étroitesse des biens creuse le fossé des antithèses et, au-delà, favorise le recours à la force pour les acquérir.
Dans le même temps, l’objet de la guerre change en fonction de la phase que traverse le cosmosystème despotique ou anthropocentrique. Le suivi de la justification des guerres à la période de la transition du despotisme à l’anthropocentrisme et, manifestement, à la phase de consolidation de l’époque proto-anthropocentrique dans l’espace européen moderne confirme cette remarque de manière éloquente.
En tout état de cause, l’enjeu de la guerre et de la paix coïncide avec la manière de percevoir la politique en tant que phénomène. La politique en tant que puissance, attestée par l’anthropocentrisme primaire, sied au despotisme, par opposition à la politique à l’intérieur de l’État anthropocentrique, conçue comme un pouvoir (à la phase pré-représentative et en partie à la phase représentative), et enfin comme champ d’exercice de la liberté (dans la démocratie). Dans la cosmopolis œcuménique, la politique s’adapte au dispositif de l’expérience anthropocentrique interpolitéienne, si bien qu’elle se réfère, selon le cas, à la liberté structurée en termes de pouvoir ou en termes d’autonomie politique, mais non à la force.
En cela, les théories de la modernité, dans la mesure où elles s’inspirent de manière univoque de l’horizon limité de son époque, ou bien soufrent sur le plan gnoséologique ou bien font l’apologie du dispositif hégémonique du statocentrisme. C’est pourquoi les hypothèses concernant la paix «éternelle» ou non sont perçues comme utopiques, c’est-à-dire par nature sans fondement dans la réalité et donc impossibles. Elles traduisent des vœux ou des constructions intellectuelles, mais non une attente pragmatologique découlant de la gnoséologie cosmosystémique.

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