Georges Contogeorgis.
L’Europe culturelle et la géopolitique
Sommaire
La question de la rencontre de l’Europe culturelle et de sa géopolitique se pose pour la première fois après la seconde guerre mondiale, à la suite des cristallisations ethnocentriques au sein du Vieux Continent et de la menace qui pesait sur les Puissances européennes de se voir transformées en annexe du nouvel environnement international.
L’effondrement du système bipolaire, l’affaiblissement géostratégique de la Russie et l’antagonisme émergeant de l’UE avec les États-Unis d’Amérique dans le cadre de la mondialisation, mettent sur une base nouvelle la relation entre l’identité culturelle et la construction politéienne de l’Europe.
Les dilemmes que soulève la problématique de l’Europe pluri-culturelle avec sa perspective politique (qui inclut aussi les équilibres émanant des intérêts des ses membres) ne peuvent que amener à la disjonction de l’Europe politéienne et de sa géopolitique ainsi que des fondements culturels issus de son passé non anthropocentrique (par exemple ses références féodales, comme la religion ou ses libertés primaires). On se propose, donc, l’élaboration d’un nouveau – quant à son contenu – patriotisme politéien (et non seulement constitutionnel, comme l’entend Habermas), qui sera capable de forger, à la fois, les identités culturelle et politique de l’Europe Unie, sur des bases proprement anthropocentriques (à savoir fondées sur la perspective de la liberté globale, sur le plan individuel, social et politique).
Summary
The question of the meeting of the cultural with the geopolitical approach to Europe is posed for the first time after World War II, as a result of the internal ethnocentric crystallization of Europe and, at the same time, of the danger that the European Powers face of being transformed into an appendage of the new hegemonic complex. The collapse of Bipolarism, the geostrategic weakening of Russia, the peculiar antagonistic tug-of-war between the European Union and the USA in the environment of globalization, however, set the relationship between the cultural identification of Europe and its state structure on a new basis.
The dilemmas that are brought about by the matter of the meeting of a multicultural Europe with its political perspective cannot help but lead to the disengagement of political Europe from its geography and, in any case, from its non-anthropocentric (its feudalistic references, such as religion or the early liberties) cultural base. In their place a new politeian patriotism, as far as its content is concerned, will be cultivated, and will simultaneously construct the cultural and the political identity of the European Union on bases that are clearly anthropocentric (that is, seated in the perspective of freedom in the individual, social, and political sphere).
1. L’édification d’une ‘société politique’ (plus simplement d’un État) exige la réunion soit d’un fait de puissance soit d’une volonté générale du corps social concerné, en plus du contexte international qui permettra que cette volonté ou ce fait de puissance puisse être légitimé.
L’Union européenne constitue un phénomène politique nouveau pour le cosmosystème moderne, mais bien connu dans certaines circonstances historiques précises du cosmosystème hellénique . Ce qui nous semble intéressant dans le contexte moderne, c’est que le processus d’intégration européenne révèle en fait que ce n’est pas le fédéralisme – ou plutôt la rencontre des sociétés dans un cadre politique commun – qui est en crise, mais le système socio-politique du socialisme réel qui a entraîné l’effondrement du fédéralisme en Union soviétique et en Yougoslavie.
L’Union européenne est une expérience politique non forcée, issue de la volonté politique de ses pays. J’évoque les ‘pays’ et non pas les ‘peuples’, car l’idée de l’Europe politique fut élaborée d’en haut. C’est aussi une idée qui alla beaucoup plus loin par rapport à la volonté exprimée par les pères fondateurs.
Cette remarque sous-entend que l’idée d’une Europe politique réunissait déjà les conditions matérielles, à savoir la maturité culturelle et idéologique, d’une part, et avait dépassé les réserves et les influences négatives, de l’autre. En effet, les succès de cette idée, au milieu d’un Continent qui a connu des divisions et des guerres sanglantes, montre que ses fondements étaient extrêmement solides; et que, donc, ce projet marque l’existence d’une constante, que les conjonctures empêchaient de s’exprimer.
D’un autre côté, comme toute idée de société, l’idée de l’Europe politique n’a pas seulement des fondements communs ; elle a, en même temps, des limites, qui en l’occurrence portent à la fois sur la profondeur de l’enjeu et sur ses propres frontières. Ainsi le projet de l’Europe est-il censé définir son contenu et, en même temps, son espace.
Quelle est la constante de l’Europe et quelles furent les circonstances qui l’ont empêchée de s’exprimer en projet politique ?
La constante qui fait l’Europe est essentiellement la culture, l’infrastructure culturelle du Continent. Pourtant, la référence culturelle générale peut alimenter la dynamique du forgement d’une volonté politique commune, sous certaines conditions. La réunion de ces conditions, pour la mise en place d’un projet politique commun, constitue le point de rencontre de la référence culturelle ou identitaire générale avec les références culturelles ou identitaires particulières.
2. La référence culturelle générale représente une idée de l’Europe qui a été forgée essentiellement dans le cadre du cosmos hellène. Cette idée s’appuie sur la synthèse de deux identités distinctes : une identité cosmosystémique et une identité politéienne. Je distingue l’identité politéienne de l’identité politique, car le patriotisme politique peut prendre la forme d’un attachement à une communauté politique (à l’État) ou s’exprimer au niveau de l’identité cosmosystémique globale, c’est-à-dire en dehors de la forme politéienne de base .
L’édification de l’idée européenne, de ses éléments constitutifs, ainsi que de ses stades a été confrontée à deux grands facteurs qui ont favorisé, de leur côté, la division : l’un est le passage de l’Europe occidentale ou, plutôt, latine au Moyen Âge ; l’autre est le caractère et les conditions de la transition du Continent à sa période moderne. La transition despotique de l’Europe latine a brisé sa nature plus ou moins anthropocentrique et a réduit son lien avec l’hellénisme à la seule chrétienté . La reprise de son mouvement anthropocentrique ayant été différent par rapport à l’Europe orientale, de même que son aboutissement ethnocentrique, ils furent aussi à l’origine de conflits de puissance et d’une vision profondément antithétique du passage à la modernité.
Quoi qu’il en soit, la recherche de fondements culturels communs de l’Europe part d’un présupposé central qui est son identité géographique. L’Europe, comme topographie, constitue un facteur culturel capital, la condition sine qua non de l’examen des autres éléments culturels. L’Europe s’oppose à l’Afrique, à l’Asie, à l’Amérique, essentiellement par sa géographie.
L’appartenance topographique est l’hypothèse de départ pour l’entrée en discussion. Et inversement, la non-appartenance à l’Europe est la raison formelle de l’exclusion. Il y a des communautés sur le Continent qui, du point de vue culturel, ne se classent pas dans la soi-disant culture européenne, et d’autres qui partagent les valeurs européennes, mais que la topographie situe ailleurs. La géographie est, en plus, un argument de réserve quant aux pays qui affectent les frontières de l’Europe. C’est l’argument qui se dresse, en principe, contre l’entrée de la Russie et de la Turquie : faut-il pousser les frontières de l’Europe au-delà de sa géographie, jusqu’en Alaska ou à l’Iran et l’Iraq? Et dans ce cas, pourquoi ne pas envisager aussi l’entrée d’Israël ou du Maroc et des autres voisins de la Russie et de la Turquie ?
La géographie est en fait plus qu’un élément topographique: elle constitue une réalité mentale non exempte de charges culturelles. Déjà, dans la mythologie grecque, le concept d’Europe est symbolisé par son opposition à l’Asie. Les Grecs, avec la délimitation des Continents, ont voulu ou sont arrivés à les doter de symbolismes particuliers. L’enlèvement d’Europe (par Zeus) en Asie veut montrer à la fois sa dette ou mieux sa dépendance historique et son acte de naissance, son accession à l’autonomie.
Cet acte autonomique a, en effet, une signification profonde, car il renvoie à l’antithèse de la civilisation hellénique vis-à-vis de la civilisation asiatique. L’une est anthropocentrique, à savoir fondée sur la liberté ; l’autre, despotique. L’Europe est une femme qui s’émancipe, qui entre sur la scène historique via son accession à l’anthropocentrisme.
Il est important de remarquer qu’au début, ce n’est pas la ‘Grèce’ mais l’Europe qui s’oppose à l’Asie. Au fur et à mesure que seuls les Grecs forgent et incarnent le cosmos anthropocentrique, les Européens deviennent à leurs yeux des barbares. Les Européens, ainsi, se situent dans une position particulière ; ils sont des barbares, mais proches, familiers aux Grecs. Les Grecs, même après leur accession à l’anthropocentrisme, ne cesseront de se considérer comme des Européens. Aristote remarque dans sa Politique que l’Asie est encline à la servitude volontaire, qu’elle incarne le système despotique. Le despotisme asiatique est opposé non seulement à l’anthropocentrisme grec, mais aussi aux peuples européens qui sont, selon lui, des braves et régis par un esprit libre. Il est clair que derrière cette opposition se cache l’antithèse entre le despotisme de type étatique de l’Asie et le statut pré-despotique de l’Europe .
Quoi qu’il en soit, désormais l’Europe fera partie de la zone vitale du cosmosystème hellénique, sans pour autant se doter d’une identité propre au Continent. Le concept d’Europe restera pour longtemps plutôt topographique, il existe chez les Grecs, non pas pour les peuples européens.
La rupture d’ordre cosmosystémique qui se réalise à la suite de l’effondrement de l’Empire romain d’Occident fait disparaître l’avantage du contact permanent du monde européen avec les cités grecques et, surtout, celui de son incorporation dans l’Empire romain – et au-delà, dans le système de la cité anthropocentrique – et de sa conversion au christianisme . Sur le Continent européen, on revient au dualisme cosmosystémique : l’Occident latin plonge dans un despotisme profond, tandis que l’Orient grec continue à se servir du cosmosystème anthropocentrique à petite échelle, fondé sur la cité.
Le IXe siècle marque au sein du cosmos grec un tournant décisif qui va s’exprimer par une reconsidération dramatique de l’orientation géostratégique de Byzance. Au fond de ces changements se situera la réintégration organique de l’Occident européen au cosmosystème anthropocentrique à petite échelle, ayant pour base la cité , et au-delà de l’Est slave dans l’aire culturelle chrétienne . Pour la première fois, la géographie de l’Europe coïncide avec un élément culturel fondamental, le christianisme, et participe, en termes de zone vitale périphérique, au devenir anthropocentrique de l’hellénisme.
Pourtant, cette unité culturelle de l’Europe aboutira à une hétérogénéité cosmosystémique du Continent. Les Occidentaux seront privilégiés par la réimplantation de paramètres anthropocentriques qu’entraîna le système de la cité : en Italie, la cité va se placer comme projet de société alternative face au système féodal et favoriser l’échange monétaire. Au-delà des Alpes, la cité va être, en fait, partie intégrante du domaine féodal, se réduisant ainsi en commune. Bien que cette évolution ait été à long terme la cause efficiente du passage de la petite à la grande échelle cosmosystémique, le processus engagé, de transition du despotisme à l’anthropocentrisme, constituera la base d’une nouvelle division de l’Europe. Car, en fait, l’Orient slave ne suivra pas.
Cela étant, bien que le concept d’Occident et d’Orient européen ait été créé à Constantinople pour décrire la division de l’Empire romain et distinguer le monde latin (inféodé ou despotique) du monde grec (anthropocentrique), au fur et à mesure qu’on s’éloigne de la chute de Byzance, il acquiert un autre sens. Il va définir la division du Continent entre l’Occident naissant, du point de vue anthropocentrique, et l’Orient slave en retard. Or, la division doctrinale projetée au niveau du symbolique ne sera que le couvercle d’une réalité se rapportant aux conditions du passage au cosmosystème anthropocentrique de ces deux côtés de l’Europe. Car, en fait, les différences entre le catholicisme et le protestantisme sont de loin plus importantes, comparées à celles du catholicisme vis-à-vis de l’orthodoxie. De plus, l’orthodoxie slave – mis à part la forme du rituel – étant, elle aussi, inféodée, elle est, de plusieurs points de vie, plus proche du catholicisme que de l’orthodoxie grecque, surtout celle de la période pré-ethnocentrique.
L’opposition produite, suite aux différences dans la transition vers l’anthropocentrisme, varie d’un côté à l’autre de l’Europe. Un évêque espagnol reproche aux jeunes du pays de ne pas s’occuper des livres saints et, par contre, d’apprendre la langue des non-croyants afin de pouvoir lire des livres non chrétiens. Ces livres de non- croyants arabes étaient ceux d’Aristote et de Platon, non pas le Coran. Un jésuite polonais, s’adressant aux Russes, fait remarquer que les Grecs – les Byzantins –, à l’encontre de ce qu’ils ont fait vis-à-vis des catholiques, leur ont procuré uniquement des livres liturgiques, s’étant réservé les livres savants uniquement pour leur compte.
L’Europe, de l’Espagne à la Pologne, se distingue déjà, à l’issue du Moyen Âge, de l’Europe slave, comme elle s’oppose tout autant aux Arabes musulmans. Les propos de l’évêque espagnol révèlent non seulement la différence de religion mais l’infériorité anthropocentrique de l’Espagne chrétienne. Le catholique polonais, par contre, souligne aux Russes qu’ils sont plus proches des Grecs du point de vue chrétien, mais qu’eux-mêmes, Polonais, ils en sont proches sur le plan de la littérature grecque.
Les Byzantins, pour leur part, ayant déjà réglé leurs comptes internes, à savoir sur la façon de faire coexister ou de faire s’entendre hellénisme – l’approche de vie, la littérature, etc. – et nouvelle religion, sont pleinement conscients de leur nature anthropocentrique. Constantin, l’un des deux intellectuels grecs qui ont christianisé les Slaves, en mission chez les Arabes, leur rappelle, entre autres : « Les sciences viennent de nous». C’est alors une remarque qui sous-entend que ce n’est pas – ou pas seulement – la religion qui fait leur différence. L’accent mis sur les origines grecques des sciences veut souligner la continuité de l’hellénisme anthropocentrique à l’époque de Byzance, à savoir la constante de son identité propre et non point l’historicité d’un phénomène auquel on ne participe plus.
Vis-à-vis de l’Europe, les Byzantins se présentent à la fois comme les détenteurs uniques de l’imperium romain et les représentants authentiques de l’anthropocentrisme hellénique. Pourtant, leur éventail couvre aussi bien les Grecs que les Latins. La religion constitue un élément capital de l’union, malgré la rivalité des Églises sur la primauté, à savoir quant à l’influence à exercer sur le pouvoir métropolitain de Byzance et le pouvoir mondain revendiqué par l’Église romaine.
Quoi qu’il en soit, on est conscient de la différence profonde qui sépare le monde hellène de l’Europe : « Je considère que les frontières de l’Europe se situent en Thrace » – sur les côtes du Bosphore –, remarque le roi Constantin Porphyrogénète, tandis que le roi Julien souligne que la ‘Grèce’ est un concept nettement plus large et différent, comparé à celui d’Europe : l’un est géographique, l’autre cosmosystémique. C’est, en effet, en ce sens que l’anthropocentrisme hellénique s’oppose au christianisme.
Les croisades sont révélatrices de deux éléments qui ont attiré l’attention des Occidentaux européens : l’islam et l’anthropocentrisme byzantin. L’islam, c’est l’Autre religieux qui, dans un premier temps, a forgé l’unité européenne. Les Occidentaux viendront à l’aide des Byzantins qui rencontraient des difficultés pour assurer le contrôle des Lieux saints. Byzance anthropocentrique provoque à la fois l’admiration et la jalousie des féodaux occidentaux. Elle sert de modèle, mais en même temps, devant sa supériorité anthropocentrique, le féodal prend conscience de son sort : le serf vis-à-vis de l’homme libre. Le notable à l’égard des bourgeois et des fonctionnaires de l’État cosmopolitéien .
La rencontre en masse, due aux croisades, des Occidentaux avec les sociétés anthropocentriques hellènes aura des conséquences cosmohistoriques. Elle va accélérer l’effondrement du domaine féodal et sa transition anthropocentrique, qui a commencé avec le regain d’intérêt des Byzantins envers l’Europe. L’occupation et le pillage de terres grecques, y compris de Constantinople, par les croisés constituent la manifestation suprême de cette rencontre quant aux conséquences qu’elle a entraînées. Mais, en même temps, elle fut à l’origine d’une division profonde de l’Europe, qui, cosmosystémique au début, fut transformée par la suite en symbolisme doctrinal.
D’abord, elle a renversé l’entente établie entre hellénisme et christianisme au sein de Byzance. L’Église préfèrera l’alliance avec l’islam ottoman, contre la volonté manifeste des couches dirigeantes (bourgeois, politiques, intellectuels) des Hellènes qui se déclaraient en faveur d’une alliance stratégique avec leurs homologues latins. Après la chute de Byzance et la marginalisation politique des Grecs, la géopolitique européenne s’adapte à la dynamique de la construction de l’ordre post-féodal. Ce qui va alimenter d’autres champs de division, division issue des sanglantes guerres de religion ou, plus tard, dictée par la montée du projet ethnocentrique. Dans cet environnement, l’opposition entre Occident et Orient européen change d’acteurs et de contenu. La Russie prend la place de l’hellénisme dans l’incarnation de l’Orient européen ; mais cette fois, l’Occident se substitue à l’hellénisme en direction du mouvement anthropocentrique, à l’encontre les Slaves qui s’enferment dans un féodalisme d’État, jusqu’au seuil du XXe siècle.
Il s’ensuit, donc, que la religion fut à la fois un facteur fondamental d’offre identitaire pour l’Europe et de divisions profondes. Pourtant, l’identification interne de l’Europe, y compris du christianisme, fut établie sur la base du cosmosystème hellénique, géré politiquement par la cosmopolis romaine. C’est sur cette même base qu’on a légitimé la solidarité contre l’Autre, qui, en l’occurrence, fut l’islam arabe ou ottoman. Il ne faut pas oublier que l’Europe, chez les Arabes, est identifiée aux «Roumis», c’est-à-dire aux Byzantins.
Cette remarque est valable aussi pour la période moderne : la religion a largement servi à cacher ou bien à soutenir des antagonismes d’ordre cosmosystémique qui opposaient les peuples européens. L’anticléricalisme ou le protestantisme expriment, chacun pour son compte, les clivages produits à la suite de l’inféodation de l’Église catholique ou, inversement, de la dynamique développée par les nouvelles couches sociales anthropocentriques en Occident.
Faut-il rappeler que, comme la division de l’Église est tributaire de la division cosmosystémique et, ainsi, politique de l’Europe, les conflits soulevés sur le Continent ont opposé en priorité des homologues du point de vue doctrinal. Cela est valable pour les catholiques ou les protestants, mais aussi pour les orthodoxes. Le cas de la Russie est intéressant : jusqu’à la guerre de Crimée, la Russie a joué la carte de l’orthodoxie qu’incarnait l’hellénisme ; par la suite, elle a inventé le panslavisme et les projets de nationalités. Thucydide est clair : les relations internes et externes des États ont besoin de justification pour être légitimés. Mais elles sont toujours conditionnées par l’intérêt.
3. Nous présumons donc que l’Europe, à partir d’un certain moment, a atteint ses frontières culturelles, en les reliant à son acquis géographique, tout autant que des intérêts différenciés, endogènes, qui l’ont empêchée de se retrouver autour de sa propre identité. Les clivages alimentés par l’émergence anthropocentrique de l’Europe se sont centrés sur les conflits identitaires issus de la question nationale, à savoir de la volonté de différentes ethnies de s’investir politiquement, et sur la lutte pour le contrôle de l’espace européen. D’un autre côté, le retard dans la transition anthropocentrique de l’Europe slave a produit une autre source de conflit, celle de la voie à suivre pour sortir du despotisme et du contenu du nouveau monde. La révolution bolchevique et la division de l’Europe en deux camps socio-politiques expriment cette réalité.
La cristallisation des nationalités et la fin des systèmes de transition (du socialisme et du libéralisme d’État) après les années 1980 semblent marquer la fin d’une longue période de clivages internes, pendant laquelle a prévalu l’argument micro- identitaire aux dépens de l’identité globale européenne. La résurgence de l’idée européenne réunit, à la fois, l’offre identitaire issue de la géographie, de l’acquis anthropocentrique (les libertés, les droits, etc.), de multiples symbolismes émanant de la religion, des traditions, des mémoires, etc.
C’est cette nouvelle réalité géopolitique qui est à l’origine de l’effort entrepris par certains milieux américains pour élaborer une philosophie de l’histoire basée sur la religion ou plutôt sur la dominante religieuse de la civilisation . Interpréter l’évolution historique à travers la religion, voire évaluer la proximité anthropocentrique d’une société en fonction de sa religion, c’est incontestablement absurde et, en dernière analyse, destiné à servir des visées géostratégiques.
La projection de la religion comme argument d’offre identitaire n’apparaît pas, à première vue, dans les politiques de l’Union européenne en matière d’élargissement. Elle a pourtant influencé certains milieux intellectuels du Continent et a largement aidé des couches sociales défavorisées à trouver un refuge et à se sentir à l’aise devant les mutations profondes du monde contemporain. C’est aussi l’homogénéisation anthropocentrique du globe et la recherche de la différence dans la symbolique extérieure qui a permis l’émergence d’une tendance à définir la civilisation et l’identité européenne et, plus strictement, occidentale, en termes de religion. En effet, on s’aperçoit qu’on parle de plus en plus de l’identité judéo-chrétienne, en s’éloignant de ses références gréco-romaines, à savoir anthropocentriques.
Pourtant, même si l’on admet, pour les besoins de la réflexion, la base religieuse de l’identité européenne, force est de s’interroger sur le contenu de cette religion. Or, la différence entre la religion chrétienne et le projet judéo-chrétien est, au niveau conceptuel, profonde. Le christianisme définit la synthèse de la nouvelle religion selon la vision gréco-romaine du monde ou, autrement, la version anthropocentrique d’une religion de conception typiquement despotique. Ainsi le premier composant ‘judéo-’ cache-t-il, en fait, que le christianisme était forgé en opposition au judaïsme et, plus particulièrement, à ses origines de despotisme asiatique . De plus, l’accent mis sur le concept ‘judéo-chrétien’ peut constituer une tentation pour l’islam de rappeler ses fondements ‘judaïques’ et de se définir comme ‘judéo -musulman’!
Quoi qu’il en soit, l’option en faveur de la version chrétienne de la religion européenne ne contribue pas à ses origines judaïques ; elle rappelle plutôt la réconciliation déterminante de la nouvelle religion avec le cosmosystème anthropocentrique hellénique (à petite échelle) ou ethnocentrique (à grande échelle). Cette réconciliation a été plusieurs fois mise à l’épreuve jusqu’à une époque récente, et l’Europe en a fait les frais. Elle n’a pas donc intérêt à y revenir, d’autant plus que cela ne facilite pas l’élaboration d’une argumentation valable vis-à-vis de la Russie qui, elle aussi, peut légitimement évoquer ses fondements identitaires judéo-chrétiens.
Les considérations énoncées ci-dessus montrent, en effet, que si la religion constitue l’un des piliers du fonds commun de la civilisation européenne, c’est non pas pour ses origines ‘judéo-asiatiques’, à savoir despotiques, mais pour son acquis culturel, émanant de son osmose avec la civilisation gréco-romaine, c’est-à-dire anthropocentrique . De ce point de vue, le cosmos despotique fait partie d’une certaine histoire de l’Europe – pas de son ensemble – mais non de son identité historique globale ni, surtout, de son statut anthropocentrique moderne. D’ailleurs, si l’on regarde de près les Églises européennes, on s’aperçoit que la religion chrétienne s’est adaptée au despotisme et, au-delà, l’a servi avec conséquence, elle n’a pas été la cause de son passage au cosmosystème despotique.
Vu sous cette optique, le christianisme constitue un élément d’unité ou de division du monde européen, selon les aventures cosmosystémiques de ce dernier. Si, donc, la religion revient en discussion à propos de l’identité européenne, il n’est pas sûr que, dans les circonstances actuelles, elle puisse servir à son unité. L’insistance sur la religion aurait pu faciliter l’entente entre les adeptes de différentes doctrines chrétiennes. D’ailleurs, comme il est historiquement prouvé que le schisme chrétien fut profondément politique, la réunification de l’Europe va servir à l’unité sinon à l’entente des Églises. Mais il est tout aussi certain que le christianisme risque de constituer un facteur d’exclusion au fur et à mesure que l’Europe ne sera plus au même titre chrétienne, voire pas uniquement chrétienne.
Cela veut dire que l’unité européenne, avant de devenir politique, se fera essentiellement sur la base anthropocentrique. Elle sera, en d’autres termes, le résultat de la rencontre anthropocentrique des peuples européens et non pas de retrouvailles ecclésiastiques.
4. R. Aron constatait déjà dans les années 1960 que le camp socialiste – l’Europe de l’Est – n’était qu’une version de l’Occident . Il entendait par cette remarque que les fondements du socialisme réel étaient anthropocentriques et, ajoutons-nous, s’inscrivaient dans la même voie de la transition issue du cosmosystème anthropocentrique à petite échelle, c’est-à-dire du monde gréco-romain.
L’effondrement du socialisme – et du libéralisme d’État – a mis au jour l’aspect anthropocentrique de l’identité européenne, surtout le fait que, désormais, du point de vue cosmosystémique, il n’y a pas deux, mais une seule Europe, laquelle en plus partage le même système socio-économique et politique. Dans ce nouveau contexte, la question de la géographie et de la culture européennes revient à l’ordre du jour de façon dramatique. Au même moment, on arrive à constater que l’acquis anthropocentrique européen ne constitue plus son privilège, qu’il est devenu universel.
Le dépassement des clivages, dû à la transition du despotisme à l’anthropocentrisme et à la nouvelle unité européenne, soulève désormais la question suivante : faut-il évoquer l’argument culturel, y compris la géographie, pour bâtir une Europe politique ou bien se rencontrer avec les nouveaux venus dans le système de marché de l’Europe centrale et orientale sur une base essentiellement politéienne ? C’est précisément à cette question majeure que renvoie la problématique sur les critères de l’élargissement qu’a alimentée la vague d’intégration dans l’Union des dix pays de l’Europe centrale et méditerranéenne. L’argument culturel permet, en effet, l’entrée dans l’Union européenne de l’ensemble des pays ex-socialistes, qu’ils soient catholiques, protestants ou orthodoxes. L’argument politéien tient compte de l’élément culturel, voire même géographique, mais donne la priorité à l’harmonisation anthropocentrique : en matière économique, politique, et plus particulièrement au degré d’assimilation des libertés et des droits fondamentaux.
La première option reconnaît l’existence d’un certain déséquilibre en matière anthropocentrique entre les pays de l’Union et les autres, mais que ce déséquilibre ne gêne pas le fonctionnement de l’Union. La seconde option exige que l’harmonisation constitue un présupposé d’entrée et conclut qu’elle ne peut donc suivre l’intégration. Ce qui implique prioritairement que l’Union fixe les conditions d’entrée de nouveaux pays.
Au fond, ce dilemme renvoie aux clivages internes de l’Union européenne, focalisés sur la question : quelle Europe voulons-nous ? L’Europe plutôt économique qui s’intéresse à la fondation d’un espace de marché libre ou une Europe constituée en système politique, bien structurée, avec ses propres valeurs, son identité et si possible fédérale voire même sympolitéienne?
L’élargissement récent, sans trancher réellement la question, a été plus ou moins régi par la première priorité et conditionné sans doute par des considérations géopolitiques. En effet, les frontières économiques peuvent aller plus loin que les frontières politiques de l’Union européenne.
Les difficultés rencontrées pour que l’Europe soit dotée d’une Constitution et des priorités stratégiques liées à un État montrent en effet quel est le fond du problème. À savoir que la question des frontières de l’Union est essentiellement liée à la géographie et à la culture européenne ; mais que la décision définitive sera, avant tout, conditionnée par la géopolitique. Car, en dernière analyse, la géopolitique renvoie aux intérêts stratégiques des pays qui forment l’Union et aux rapports de force internationaux. À l’heure actuelle, le compromis auquel on a abouti, c’est-à-dire s’élargir et essayer de bâtir l’Europe politéienne en même temps, indique que les pays membres n’ont pas encore élaboré une idée claire sur l’avenir du système européen. Pourtant, il apparaît que les partenaires de la maison européenne ne tarderont pas à être confrontés aux vrais problèmes, au fur et à mesure que l’Union sera obligée d’envisager sa place dans le monde – et donc ses relations avec les États-Unis – ainsi que la question de la Russie et de la Turquie.
5. La géopolitique constitue le quatrième pilier dans le processus de construction européenne, les trois autres étant la géographie, la culture et l’approfondissement anthropocentrique et plus précisément politéien.
Nous avons déjà noté que le projet politique de l’Europe fut, à l’origine, le résultat d’une cause géopolitique : le renversement dramatique de l’ordre international à l’issue de la deuxième guerre mondiale. Un sentiment d’impuissance et d’insécurité traversa l’Europe, naguère maîtresse du monde. Elle vit s’effondrer le système colonial et sentit le risque d’être écrasée au milieu du nouveau système bipolaire. Un système qui lui réservait, de toute façon, une place secondaire mais qui, en même temps, menaçait le système libéral, vu son antagonisme avec l’adversaire socialiste.
L’Europe, divisée par ses systèmes socio-économiques et politiques opposés, n’avait plus le luxe de jouer entre les deux grands protagonistes. Le partage à cinq du pouvoir à l’ONU était là juste pour témoigner d’un passé qui était résolument terminé. L’Europe politique, mise à l’abri des États-Unis, était obligée d’envisager la question de ses frontières sous l’angle de son système idéologico-politique.
L’effondrement du bipolarisme idéologico-politique amène l’Europe à redécouvrir ses propres frontières géographiques et à s’interroger sur ses affinités culturelles. Du même coup, elle est confrontée au nouvel ordre international quasi monopolaire. La recherche d’un nouveau rôle sur la scène cosmosystémique pose nécessairement la question de l’établissement d’un certain partenariat avec son allié de la période précédente et, désormais, le seul planétarche, les États-Unis.
Immédiatement après l’effondrement du camp socialiste, l’Europe politique a vu dans son entente avec les États-Unis la grande occasion de repousser l’Empire soviétique et d’élargir son espace vital, jusqu’aux frontières russes. L’intégration des pays de l’Est répond largement à cette priorité géopolitique. Ainsi l’argument géo-culturel sert-il parfaitement à l’Union européenne pour mettre le pied sur des piliers stratégiques de première importance, tels que la Finlande, la Pologne, les pays du Sud-Est européen, mais aussi Chypre et Malte. Un espace économique intérieur se crée, propre à servir de locomotive à l’économie du noyau dur de l’Union.
Cet élargissement de l’espace politique européen va soulever deux grandes questions : l’une interne, l’autre externe.
La première est liée à la fois à son identité propre et à ses équilibres politiques. La rencontre de l’Europe politique avec une Europe ex-socialiste mettra à l’ordre du jour la discussion sur son caractère et sa finalité.
Le dilemme d’une Europe plutôt économique ou plutôt politéienne révèle en fait une problématique sur les priorités de l’Union. Faut-il aller au fond de l’acquis anthropocentrique, et dans ce cas, entreprendre une action d’harmonisation en conséquence des nouveaux partenaires ou se contenter de la création d’un espace vital interne, d’une périphérie endo-politéienne?
D’un autre côté, le nouvel environnement cosmosystémique, qui se caractérise par une uniformisation anthropocentrique grandissante, peut provoquer une crise d’identité en Europe. En effet, si l’acquis anthropocentrique est universel, comment l’Europe politique affirme-t-elle son originalité ? D’autant plus qu’elle n’est pas en mesure de s’affirmer à travers une identité nationale propre.
On dirait même que cette remarque est aussi valable quant à sa volonté de soutenir sa cause géostratégique mondiale. Dans le monde bipolaire, le concept d’Occident a servi le projet d’une identité commune, autour du système libéral. Dans le nouvel ordre monopolaire, l’idée d’Occident risque de servir la pérennisation de la dépendance de l’Europe politique vis-à-vis des États-Unis. L’argument de conflits à base religieuse, elle aussi.
La recherche, en ce moment, d’une identité européenne acquiert une importance capitale. Car le renforcement de l’attachement des sociétés européennes à la dynamique de l’Union va aboutir, en dernière analyse, à réorienter leur vision quant aux institutions de l’Europe politique, aux intérêts à soutenir et finalement à la volonté de puissance dans le monde. Une fois le monde européen réuni sur la base du cosmosystème anthropocentrique à grande échelle, sa spécificité sera nécessairement rétablie et focalisée sur : a) la géographie du Continent ; b) l’héritage gréco-romain des sociétés européennes, à savoir une fonction d’unité avec le cosmosystème anthropocentrique à petite échelle et d’avant-garde au niveau de la construction du monde anthropocentrique de grande échelle ; c) les considérations géopolitiques en général. La patrie Europe ne sera pas nationale, elle sera géo-culturelle et, en ce sens, politéienne. Elle est donc destinée à démentir la doctrine de la modernité qui voit dans la nation la seule unité culturelle capable de donner une essence et un contenu à une entité politéienne, et bien au-delà, dans l’État l’unique foyer politique du fait national. C’est ce concept de la patrie Europe qui peut s’affirmer prioritairement vis-à-vis de l’ « Autre » géopolitiquement présent, en l’occurrence les États-Unis et, même, la Russie.
L’exclusion de la Russie de l’Union européenne ne se fera pas parce qu’elle n’est pas européenne ; elle est tout simplement très grande et, de ce fait, elle risque de renverser les équilibres internes. C’est donc la géopolitique de l’Union qui délimite chaque fois les frontières politiques de l’Europe. Or, les frontières géographiques et culturelles du Vieux continent constituent la limite externe de toute ambition de l’Europe politique ; mais ce ne sont pas elles qui vont décider, en dernière analyse, des frontières politiques. C’est dans ce décalage qu’intervient la géopolitique, interne et externe. Une intervention, pourtant, qui n’empêche pas l’Union d’évoquer l’identité européenne dans toutes ses dimensions ; d’autant plus que l’Europe politéienne inclut l’essentiel des piliers géo-culturels qui définissent le concept d’Europe.
Quoi qu’il en soit, la géopolitique dit que les frontières politiques de l’Europe ne peuvent pas, dans les circonstances actuelles, coïncider avec les frontières géographiques et culturelles. Cette réserve (‘dans les circonstances actuelles’) n’est pas recommandée par une prudence scientifique, mais par le fait que la question n’est pas considérée close, du moins au niveau de la rhétorique. On se rappelle Charles de Gaulle, entre autres, parlant de l’Europe, y incluant la Russie et cela pour des raisons géopolitiques, c’est-à-dire pour contrebalancer les États-Unis d’Amérique.
Je vois mal comment ce projet est censé être réalisé, du moins à moyen terme ; mais il n’est pas exclu à long terme, surtout si la Chine entre en puissance sur la scène internationale et que l’Europe se munit d’un système politéien et d’une référence identitaire solide. D’un autre côté, la crainte d’un déplacement de puissance interne qui romprait les équilibres existants à l’intérieur de l’Union, tout autant que la problématique sur l’approfondissement identitaire, socio-économique et politique de l’Europe politéienne, peut empêcher l’entrée de la Turquie ou provoquer des élargissements régulateurs, par exemple l’entrée de l’Ukraine. Mais dans ce dernier cas, on ne sera plus en état d’envisager une Europe politéienne.
6. En conclusion, l’Europe culturelle est le produit d’une longue marche du Vieux Continent qui est fondée sur quatre piliers : a) la géographie, b) la culture au sens strict du terme, c) l’acquis anthropocentrique, d) la géopolitique, interne et externe de l’Union.
La problématique sur les frontières de l’Europe introduit comme hypothèse préalable la géographie et sa particularité culturelle historique, issue du cosmosystème anthropocentrique en général. Mais la décision définitive sur les frontières politiques de l’Union sera prise, chaque fois, sous l’angle de considérations géopolitiques. Et comme, le plus souvent, la géopolitique est un argument prioritaire mais trop cru pour être invoqué, la géographie et la culture seront, de toute façon, invitées à justifier les choix politiques.
Le retour, donc, aux sources premières de l’identité européenne sera d’actualité aussi longtemps que les clivages internes obligeront l’Europe politique à osciller entre son approfondissement politéien et une conception d’un partenariat lâche de marché.
Dans ce cadre, il faut garder à l’esprit la remarque que les éléments constitutifs de la culture et de l’identité de l’Europe n’ont servi prioritairement son unité que lorsqu’elle se sentait menacée de l’extérieur.
En conséquence, nous pouvons présumer que les frontières de l’Europe politique seront le résultat d’une synthèse de l’Europe géo-culturelle et de la géopolitique, à savoir d’un compromis politique des Européens qui tiendra compte, d’une façon ou d’une autre, des rapports de force internes, relatifs à son projet politéien, autant que du cosmosystème global.
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