Georges Contogeorgis

Citoyenneté et cosmosystème : Essais d’une théorie et d’une typologie de la citoyenneté

Prolégomènes

Le concept de citoyen désigne avant tout une origine et un statut, qui déterminent la nature de la relation inscrivant l’individu dans une entité sociale concrète. La référence à la cité implique que la qualité de citoyen n’est compatible qu’avec un type de société dont l’existence et l’assise dépend de l’individu, lequel est reconnu comme son constituant immédiat et son hétairos .
Cette relation constitutive du citoyen avec la cité est le corollaire de la nature de la société envisagée, et plus précisément de la distinction fondamentale entre le despotisme et l’anthropocentrisme. Le despotisme définit la société en termes de propriété. La société despotique, société de sujets dans laquelle l’individu est conçu, non pas comme la partie intégrante d’un tout, mais comme le bien du despote, est par conséquent incompatible avec la notion de citoyen.
À l’opposé, en affirmant sa nature anthropocentrique, la cité – et par extension la politéia qu’elle constitue – établit un lien direct entre la notion de citoyen et le fondement constitutif de l’anthropocentrisme, à savoir la liberté. Le citoyen incarne l’être humain libre de gérer sa vie personnelle, ses relations et ses choix, en tant qu’entité sociale (dans le cadre des sous-ensembles sociaux et des fonctions sociales) et politique. L’individu citoyen est maître de lui-même; il est reconnu comme fondamentalement responsable de son existence . C’est précisément cette condition d’autonomie qui inscrit le statut, la place et la relation de l’individu par rapport au tout social dans l’anthropocentrisme, à l’inverse de la société despotique qui place l’individu en situation d’hétéronomie.
Cette relation est appelée à apporter une réponse à la question complexe de savoir à quel niveau doit se construire le principe de l’autonomie, qui exclut la dépendance et l’aliénation de la liberté de l’individu dans le cadre d’une vie sociale reposant sur un ensemble de structures, de règles et de fonctions au caractère statutaire. La citoyenneté inscrit nécessairement la relation sociale dans un statut d’hétairos dont l’étendue et le pouvoir dépendent du degré de développement de la liberté.
Or, ce statut d’hétairos, dont il s’agit de préciser s’il procèdera de l’individualisation du social ou de la «molécularisation» de l’individu dans le cadre du social, est indissociable d’une série de questions connexes (comme le but de la politique, son adéquation avec l’égalité en tant que critère de la liberté) qui, en fait, établissent un lien direct entre la citoyenneté et le type de système politique.

Citoyenneté et liberté

Définir le citoyen comme un individu libre conduit à préciser en quoi consiste la liberté, afin de cerner la notion de citoyenneté et d’en saisir le contenu typologique.
La liberté est tout d’abord une notion globale qui définit un statut et par extension la place de l’individu dans le cadre du devenir social. Ce statut, en tant qu’aboutissement de la liberté, introduit la logique de l’autonomie, selon laquelle l’individu doit être délivré de toute contrainte, de toute relation de dépendance. En effet, il est lié à la rareté des biens et plus précisément à l’équilibre entre disponibilité et demande. Quelles que soient les causes efficientes qui le déterminent , cet équilibre se réfère à une idée de la justice elle-même mesurée à l’aune de l’égalité. Mais l’égalité n’est qu’une notion abstraite, dont le contenu varie en fonction de l’idée de justice et dont le champ d’application se déplace d’un espace social à l’autre, selon la problématique de la liberté. La liberté, en dernière analyse, est liée au stade d’accomplissement auquel est parvenu l’homme et s’adapte aux conditions de vie sociale de l’individu.
Pour des raisons systématiques, nous établissons une distinction entre liberté individuelle et liberté socio-politique. La question de la liberté individuelle s’applique au statut personnel de l’individu en tant qu’être social; celle de la liberté socio-politique au statut social et politique de l’homme, autrement dit à la place qu’occupe l’individu comme vecteur de la vie (socio-économique et politique) collective.
Cette distinction serait purement théorique si l’on admettait cette conception fondamentale selon laquelle la liberté est un principe universel inhérent à l’existence humaine. Mais reconnaître que la liberté est avant tout un concept social, dont le contenu et l’expression varient dans l’espace et dans le temps, revient à examiner la forme que lui donne la société et, par extension, la place qu’occupe l’individu dans le processus social et la qualité de son statut d’hétairos.
Cependant, bien que la citoyenneté dépende essentiellement de l’évolution globale de la liberté, sa reconnaissance passe formellement par la politique. Ce qui n’a rien de surprenant, puisque la politique définit à la fois le statut et le fonctionnement de la société dans son ensemble, et qu’elle constitue par conséquent l’indice de base du degré et de la nature du statut hétairique des individus qui la composent. De son côté, la liberté individuelle constitue la condition sine qua non de tout rapport hétairique dans l’édifice politique de la cité puisque, comme nous l’avons déjà suggéré, la citoyenneté ne se conçoit pas en dehors de l’affirmation anthropocentrique de l’individu. Mais les notions de citoyenneté et de liberté ne sont pas synonymes. L’individu libre n’est pas nécessairement citoyen, comme par exemple dans le système censitaire, bien que la liberté individuelle élève de facto le projet de citoyenneté au premier rang des aspirations des couches sociales qui en sont exclues . En même temps, le statut politeien hétairique auquel la liberté individuelle sert de support concerne le résultat de la praxis politique et non la fonction de la politique.
La citoyenneté fait donc de l’individu un “ayant droit” de la praxis politique. Le citoyen attend de la politique qu’elle ménage les conditions de son individualité au sein de la société et qu’elle fonctionne comme le dépositaire de ses intérêts. Il attend en outre que la politique gère le bien public pour son compte. En cela, l’individu est en droit de choisir les agents de la politique, ou du moins d’intervenir dans leur alternance au pouvoir, de les guider, de porter un jugement sur leurs politiques respectives. En tout cas, la citoyenneté implique que de propriétaire, l’agent de la politique se transforme en “mandataire” et en “gérant”.
Ce rapport hétairique établi entre la société politiquement constituée et l’individu fonde le droit de ce dernier à la politique; mais elle ne le fait pas en termes de liberté. La distinction entre droit et liberté est constitutive. Le droit habilite l’individu à exiger du “tenant” de la fonction politique d’agir dans le sens qu’il souhaite. La liberté transforme l’”ayant droit” de la politique, en l’occurrence l’individu-membre du corps social, en “tenant” et “gérant” du processus politique. Dans le premier cas, le citoyen devient un hétairos virtuel du bien social; dans le second, il revendique un rapport effectif d’hétairos avec la fonction politique elle-même. Concevoir la politique comme un droit, c’est considérer que la politique en tant que fonction se développe dans un espace différent, au-dessus de la société, et constitue une structure de pouvoir différenciée. En revanche, la concevoir comme une liberté, c’est inscrire le processus politique dans le corps social lui-même, ce avec quoi la logique d`un pouvoir souverain différencié est incompatible. Le tenant du droit politique s’intéresse à la politeia dans la mesure où sa fonction intervient, d’une façon (en tant qu’”ayant droit” du «produit» politique) ou d’une autre (en tant qu’entité anthropocentrique) dans sa liberté individuelle. En tout cas, la distinction entre le simple “ayant droit” de la politique, qui est reconnu en principe comme le destinataire final du «produit» politique, et le “gérant” de la politique, qui est le véritable “tenant” du bien politique, revêt une importance capitale pour le contenu de la citoyenneté, car elle se réfère à une conception de la liberté qui cherche son accomplissement au delà de la politique, dans la société privée. En effet, en temps de liberté individuelle, le rapport hétairique est envisagé sous l’angle de la (re-)distribution de la propriété, ou du moins sous l’angle de la garantie institutionnelle du travail et d’une participation minimale au produit économique. Elle élève ainsi la vie privée au rang de paramètre majeur de la vie sociale. La société se décompose en ses éléments constitutifs afin d’articuler le tissu social sur la base de l’individualité .
Inversement, l’inscription de la liberté sociale et politique dans le projet anthropocentrique implique l’élaboration d’une idée collective d’hétaireia et, à partir de là, l’affirmation de l’individualité, non pas à travers la décomposition des paramètres constitutifs de la société anthropocentrique, mais à travers la promotion de l’individu au rang de “tenant” du bien commun (socio-économique et politique). L’individualité de la personne, sa liberté, ne passent pas par l’individualisation de la propriété, du travail, soit par la privatisation en général de sa vie sociale, mais par l’intégration organique de l’individu dans des devenirs collectifs, comme l’économie, la société, la politique. A proprement parler, par la molécularisation sociale de l’individu . D'”ayant droit”, le citoyen devient “détenteur” du social; d’individu-membre de la société privée il devient individu-molécule de l’espace « commun ». Cette mutation de la citoyenneté a des conséquences déterminantes sur la constitution et le fonctionnement du domaine social et politique.
Comme nous l’avons vu, mettre l’accent sur la liberté individuelle, c’est viser à son accomplissement par le biais de la propriété ou par celui de la garantie institutionnelle du travail. Le travail apparaît comme le facteur axiologique fondamental de l’intégration sociale, de la réussite et de la hiérarchisation sociales aussi, dans une certaine mesure, et sans aucun doute de la redistribution du produit économique et social. Le travail salarié, garanti par les institutions, par rapport au régime despotique immédiatement précédent, est considéré comme la condition anthropocentrique de l’individu . La dépendance ou, en d’autres termes, la situation d’hétéronomie dans le travail, n’est pas considérée comme incompatible avec la liberté dans cette phase, pas plus que la dépendance politique (ou, en d’autres termes, la situation d’hétéronomie politique) n’est envisagée de façon négative.
Lorsque la réflexion sur la liberté fait intervenir le paramètre social de la vie humaine, la dépendance en matière de travail et le travail lui-même, sont rejetés comme contraignants et contraires à l’autonomie dont doit jouir l’individu. En ce cas, ce n’est pas le travail – et surtout pas le travail salarié ou dépendant – qui préside au système des valeurs, mais le non-travail ou loisir, servant autant l’intégration et la hiérarchisation sociales que la redistribution économique. En temps de liberté individuelle, le non-travail est marginalisé. En temps de liberté sociale et politique, c’est le travail qui est marginalisé.
La transition de la société du travail à la société du non-travail ou du loisir, de la simple liberté individuelle à la liberté sociale, constitue un processus complexe lié à l’évolution globale du cosmosystème anthropocentrique . Soulignons toutefois que cette transition ne s’opère pas de manière autonome, en tant que paramètre de la liberté, mais s’inscrit dans l’évolution de la liberté politique dont elle est indissociable. D’abord, parce que le principe d’autonomie est global et ne fait par conséquent pas de distinction entre dépendance sociale et dépendance politique. Mais aussi parce que le rejet du travail soulève la question de la (re-)distribution du produit de l’activité de production qui, sous le régime précédent, passait par la propriété ou le travail (économique) . Dans la mesure où la (re-)distribution ne se fait pas de manière autonome mais en corrélation avec le passage de la liberté conçue comme une condition individuelle à la liberté conçue comme une autonomie collective, l’idéologie du loisir n’exclut pas toute activité de travail, mais rejette le travail économique qui «dévore» le temps, soumet l’individu à la nécessité et l’assujettit à la volonté d’un tiers. Les autres occupations, intellectuelles ou politiques notamment, ne sont donc pas exclues. D’autant que le travail politique, à la différence du travail économique, permet à l’individu de se dégager de l’emprise du pouvoir, c’est-à-dire d’accéder à la liberté politique. Le travail politique apparaît donc comme une alternative à la solution du problème de la redistribution économique et par extension, comme le moyen de s’assurer une assise économique minimale, en même temps que la liberté individuelle et sociale.
Contrairement cependant au régime de la propriété terrienne ou au clivage entre le travail et le capital dans le cadre d’une base de production unique, il ne s’agit pas ici d’obtenir la redistribution politique par le morcellement du champ politique entre les citoyens-hétairoi. L’individualisation de la propriété ou la hiérarchisation des relations de travail non seulement est possible, mais elle entérine en un certain sens la liberté individuelle. En revanche, la redistribution politique n’est pas envisageable, car elle conduirait à la décomposition de la société politiquement constituée. La liberté politique ne peut donc être atteinte que par la transformation du champ politique en un champ commun, autrement dit par l’assimilation du politique au social et, par extension, par la transformation de l’individu en «molécule» du processus politique global.

La morphologie de la citoyenneté

Les dimensions de la liberté évoquées plus haut et le fondement hétairique qui en est le corollaire sont directement liées à la qualité de citoyen et à la morphologie de son statut, étant donné qu’il s’avère le véhicule institutionnel de l’affirmation de l’individu et de sa place dans l’ensemble. Dans ce contexte, nous pouvons établir une distinction fondamentale entre le citoyen de l’Etat et le citoyen de la politeia.
Le citoyen de l’État est un citoyen informel. Il est réduit à la condition de simple membre d’une société politiquement constituée. La citoyenneté renvoie plutôt dans ce cas à un concept d’appartenance à un tout dont relève en principe la totalité des membres de la société. La citoyenneté informelle n’a d’intérêt que dans la mesure où elle se distingue de la citoyenneté de la politeia. Divers groupes sociaux, comme les femmes, les mineurs, les étrangers, les couches sociales inférieures, etc. peuvent, selon les cas se ranger dans cette catégorie. Le citoyen informel jouit d’un certain régime d’autonomie individuelle, sociale et juridique dans le cadre de l’ordre juridique étatique; il est reconnu comme sujet de droits et d’obligations au sens anthropocentrique des deux termes, mais n’est pas un hétairos de la politeia. D’ordinaire, le citoyen de l’État constitue le vivier social dans laquelle la politeia puise ses membres.
La citoyenneté à proprement parler se distingue en citoyenneté simple ou limitée et citoyenneté pleine ou à part entière. La citoyenneté simple ou limitée correspond au stade anthropocentrique régi par le principe de la liberté individuelle, moyennant un certain nombre de “soupapes de sécurité” statutaires, sous la forme de droits sociaux et politiques. Le citoyen est libre, dans les limites autorisées par l’ordre juridique établi, de gérer comme il l’entend sa vie personnelle, son comportement individuel, de se différencier sur le plan culturel, voire d’affirmer son appartenance à une minorité, mais non de définir son propre contexte institutionnel. La vie de la société du travail suppose, comme nous l’avons vu, que le droit du citoyen au bien social ou public passe avant tout par sa participation au processus économique, et accessoirement par l’Etat. L’intervention (re-)distributrice de la politeia s’attache habituellement à maintenir l’équilibre de l’espace socio-économique voire, dans des cas exceptionnels (de révolution sociale par exemple) à entreprendre une restructuration “globale” du tissu socio-économique, sans toutefois aller jusqu’au transfert de la fonction correspondante dans le champ politique. La thématique de l’espace public est extrêmement limitée, puisqu’elle est appelée à répondre de manière univoque aux priorités de son caractère opérationnel. L’approche opérationnelle de la politique consiste à évaluer le pouvoir politique en fonction de l’œuvre produite en premier lieu et, accessoirement, en fonction de sa capacité à répondre aux attentes sociales ou à assumer ses fonctions de depositaire de l’autonomie personnelle des membres de la société . En conséquence, le citoyen peut certes exercer sa “liberté d’expression” sur les questions générales relatives à la société et à la politique; mais son statut d’hétairos ne lui donne le droit de participer à leur gestion que par représentant interposé. Le simple citoyen est le citoyen qui est gouverné selon le principe de la représentation.
La logique de la représentation traduit précisément le principe anthropocentrique fondamental de la période qui débouche, soit sur la division de la propriété, soit sur la division du travail – et en l’occurrence sur la dichotomie entre société et politique – au lieu d’aboutir à la «molécularisation» du citoyen dans le cadre du tout. La rencontre de la société privée avec l’Etat s’opère au niveau de la société civile. Par ce concept, qui est soutenu par la notion de pluralisme, il s’agit d’établir un terrain de rencontre informelle entre les forces représentatives et non représentatives (par ex.le lobbying) de la société qui gravitent autour du pouvoir politique de l’Etat, mais non entre le corps social et la politique .
La société civile matérialise donc un droit social hétairique de type (re)distributif, en même temps qu’ un droit politique de légitimation, d’arbitrage et de dissuasion: légitimation du système social et politique, arbitrage entre les instances politiques, et dissuasion face à la menace virtuelle que constitue en soi la logique du pouvoir étatique. Mais le citoyen est considéré comme politiquement non émancipé; il demeure une “collégialité” strictement exclue de la politeia établie, dont les fonctions politiques sont entièrement cédées à la représentation. Le citoyen de la société civile est en principe reconnu comme l'”ayant droit” du bien public ou mieux, un destinataire de la politique, mais non comme son “tenant” ou “gérant” .
Au contraire, le citoyen à part entière est l’hétairos “de plein droit” de la politique car, comme nous l’avons vu, le travail politique se substitue au travail économique et la liberté est conçue de telle façon que l’accomplissement anthropocentrique de l’individu dépend de l’absorption de la politique par le corps social et, par extension, de l’abolition du clivage entre le social et le politique. De simple droit, la politique devient liberté; de régime d’hétéronomie, elle devient condition d’autonomie. “Ayant droit” du produit politique, “gérant” du processus politique et “tenant” du bien politique se fondent dans le corps social, tandis que de système en soi, la représentation devient une simple institution au service du corps social qui détient la compétence politique universelle.
En fait, la société civile se mue en société politique. Dans ce contexte, la liberté individuelle n’est pas écrasée par le poids de la liberté sociale, et en particulier de la liberté politique, comme le prétendent les partisans de la logique « individualiste » qui plaident en faveur de la « molécularisation » du tissu social (de la propriété, etc.), ou de l’institution dichotomique du politique . Au contraire, elle se trouve largement renforcée, puisqu’elle s’inscrit dans la problématique de la liberté globale qui fait de l’autonomie de l’individu et, par extension, de la suppression de toute contrainte ou dépendance à tous les niveaux, l’une de ses composantes fondamentales.
Dans cette optique, la politique n’est pas envisagée comme un concept essentiellement operationel fondé sur le pouvoir, qui s’affirme dans des rapports de force, mais comme le véhicule de l’accomplissement de l’autonomie individuelle et sociale, et comme un terrain d’exercice de la liberté dans l’espace politique. Et le concept opérationnel de la politique lui-même est envisagé sous l’angle, non pas de la compétence ou de la capacité des uns ou des autres, mais sous celui de la resultante des problématiques formulées par le logos, au sein du corps social. Plus simplement, alors que la politique dans la société civile se définit comme une tautologie du pouvoir, voire comme un condensé des rapports de force, dans la société politique, la notion de politique est abordée selon sa nature propre, ce qui permet de la traiter sur le plan morphologique par rapport à la liberté. En tant que condensé de la liberté, la politique se situe en l’occurrence aux antipodes du pouvoir .
Durant la phase de la construction anthropocentrique initiale, l’égalité (arithmétique) conçue comme la mesure de la liberté est assimilée à la problématique de l’ « objectivisation » du droit et de l’application de la justice , tandis que dans son expression sociale extrême, elle revêt la forme d’une demande de partage égal de la propriété. Dans la période de la société civile, la liberté se démarque progressivement de la vision sociale de l’égalité pour concentrer davantage son attention sur sa dimension institutionnelle (État de droit, égalité des chances, etc.). Pour le reste, le problème social se cristallise sur des questions d’équilibre du tissu social (Etat providence, etc.), et non sur le renversement de l’ordre établi. Au niveau politique, le principe d’égalité s’applique au droit de vote (électoral) et d’expression (extra-politéien). La société politique , après avoir assimilé les conquêtes proto-anthropocentriques (liberté individuelle, droits sociaux et politiques), déplace l`epicentre du projet d’égalité dans l’espace social et politique. Mais cette fois, elle s’attache à libérer l’individu de la dépendance du travail plutôt qu’à en conquérir le droit, à (re-)distribuer le produit économique de manière à garantir l’égalité dans le loisir plutôt qu’à protéger la propriété ou le travail, et enfin à opérer la « molécularisation » politique de l’individu, qu’elle absorbe dans sa totalité et “en indivis” en tant que corps social, au lieu de la «céder» au domaine de l’Etat.
Les différentes priorités établies dans l’expression de la liberté et les modalités d’égalité qui en découlent définissent les pôles sociaux de l’antagonisme et son contenu. La phase de la protogenèse anthropocentrique s’attache essentiellement à créer les conditions économiques, sociales et idéologiques de la liberté de base de l’individu, dans laquelle s’inscrit entre autres la revendication de la simple citoyenneté. L’antagonisme politique comporte inévitablement un substrat social, un clivage de classes: il est au départ alimenté par l’opposition entre l’ordre féodal ou despotique et les partisans de la liberté individuelle (la classe bourgeoise, servile et le prolétariat); plus tard, au moment de la constitution de la société civile, la lutte politique se nourrit de l’entagonisme entre la classe bourgeoise et le prolétariat.
Pendant la phase de la société politique, le rejet du travail rend sans objet la lutte sociale qui oppose le prolétariat à la classe bourgeoise. La dynamique politique s’adapte aux réalités de l’idéologie du loisir, au lieu du travail, et à la problématique issue de la suppression de la dichotomie du social et du politique, autrement dit du pouvoir. Les classes sociales cèdent finalement la place aux classes politiques. Le citoyen à part entière est un citoyen qui assume une compétence politique universelle, c’est-à-dire qui gouverne.

Citoyenneté et système politique

L’approche de la citoyenneté que nous venons de faire nous amène à constater qu’en fin de compte, son concept même autant que sa morphologie sont étroitement liés au type de système politique envisagé. A chaque système politique correspond un certain profil de citoyen , laquelle reflète une conception de l’égalité en accord avec les formes hétairiques qu’il est appelé à servir. La distinction établie entre le citoyen de l’État et le citoyen de la politeia sous l’angle du processus de la genèse de la citoyenneté renvoie à une idée « distributive » de la justice et, par extension, à une interprétation censitaire du principe d’égalité. Le système censitaire s’applique aux deux phases de la citoyenneté simple et de la pleine citoyenneté. L’approche censitaire de la citoyenneté simple se rencontre d’habitude à la frontière entre despotisme et anthropocentrisme, auquel cas la question est de savoir si l’individu en tant que tel est en droit de participer à l’élection des agents du pouvoir. L’approche censitaire de la pleine citoyenneté pose la question de savoir si l’individu en tant que tel est habilité en sa qualité d’hétairos à jouir de la totalité du bien social.
La citoyenneté informelle mise à part, les deux principales formes de citoyenneté relèvent de deux types fondamentaux de systèmes politiques. La citoyenneté simple relève de la société civile et du système politique de la représentation. Evaluée en fonction de son statut hétairique, la citoyenneté se présente sous deux formes: la première se constitue dans le contexte d’un système de pouvoir souverain, où le rôle de l’individu dans le fonctionnement de la représentation est restrictivement défini et se réduit en fait à la légitimation du personnel politique. Le citoyen n’a aucune compétence en matière de contrôle, d’harmonisation, de révocation du personnel politique, les principes d’éligibilité et d’élection se résumant en fin de compte à l’alternance au pouvoir des schémas politiques constitués . En tant que tout, le citoyen ne constitue pas un paramètre politeien; la fonction de la “liberté d’expression” est exclusivement extra-institutionnelle, puisqu’elle concerne essentiellement l’assise sociale de l’individu . Le vote électoral mis à part, la participation politique est conçue comme une adhésion grégaire et un soutien massif aux instances de la représentation. Et encore cette qualité de l’”ayant droit” du produit politique est-elle considérablement limitée dans la mesure où elle dépend de facteurs divers, comme les rapports de force qui se définissent dans l’entourage du pouvoir et échappent à son contrôle, la corrélation entre la notion d’intérêt général et la sphère «publique» ou la nation, etc., autant d’arguments qui permettent au pouvoir politique de contourner la volonté du corps social. À ce stade, la justice s’inscrit dans le cadre de l’administration de l’État et le personnel politique, en sa qualité de “détenteur” du processus politique, se situe au-dessus de la loi dans l’exercice de ses fonctions, jouissant d’une large immunité pour son comportement en dehors de la sphère politique.
La seconde forme de citoyenneté simple est le corollaire d’une variante plus aboutie du système politique de la représentation, système dans lequel le pouvoir politique est pondéré par la volonté du corps social qui intervient sur la scène politique en qualité d’hétairos politéien. Dans ce cadre, les compétences du pouvoir sont limitées et plus directement liées à sa vocation mandataire. La structure du pouvoir perd son caractère personnel pour devenir collégial. Le mandat de ses agents est d’une durée limitée et au niveau de son fonctionnement interne, le principe de majorité – à l’avantage du principal “bénéficiaire” de la politique – est remplacé par celui de l’unanimité. Il s’agit par là de limiter les marges de manœuvre du pouvoir, soit de l’empêcher autant que possible de s’autonomiser, de constituer des hiérarchies dans ses rangs et de fonctionner dans un contexte de rapports de force et de négociations en coulisses. En même temps, l’intégration politéienne du corps social – du tout formé par les citoyens – rapproche de lui les principes d’éligibilité et d’élection, en ce qu’il acquiert un droit de regard, d’harmonisation et de révocation direct, tout en assumant des compétences juridictionnelles, notamment en matière de responsabilité politique des représentants. Pour la première fois, la politique est dotée d’un deuxième degré d’évaluation, et la classe politique est jugée sur l’intention et l’efficacité de son action, lesquelles sont examinées non seulement sur le plan politique mais aussi sur celui de la justice. La “détention” de la fonction politique est partagée de façon plus ou moins équilibrée entre le “mandataire” et son “ayant droit”, ce qui soumet plus directement les choix politiques – le contenu de l’action politique – à la volonté du corps social. L’invocation de facteurs tiers comme l’intérêt de l’État, l’intérêt général ou national, propre à la phase de souveraineté politique du pouvoir représentatif, fait place à l’affirmation de la notion d’intérêt commun. Devenant de surcroît syn-hétairos de la politique dans son aspect fonctionnel, le citoyen aborde timidement la politique non plus seulement comme un droit, mais comme une liberté.
La pleine citoyenneté correspond à la société politique et plus précisément à la démocratie. En tant que système politique, la démocratie se situe aux antipodes des systèmes de pouvoir qui, dans leur variante représentative, la précèdent dans le temps, s’inscrivant dans la période primaire de la protogenèse anthropocentrique. Le transfert de la compétence politique aux mains du corps social politiquement constitué transforme, comme nous l’avons vu, l’”ayant droit” de la politique en “tenant” du processus politique global. De système politique, la représentation devient institution d’un autre système, la démocratie en l’occurrence, au service de laquelle elle est mise. La politique revêtant en même temps la valeur d’un “bien” , on fait en sorte que les instances représentatives elles-mêmes alternent de manière équilibrée, en termes d’égalité, entre les hétairoi, autrement dit les citoyens.
Le système politique de la démocratie présente – comme tout phénomène social – des variations morphologiques. On peut ainsi établir une distinction entre la l’expression précoce ou modérée de la démocratie et sa version radicale. La première envisage le citoyen – assimilé à une «molécule» de l’organisme politéien – comme le quasi maître, mais non comme le maître à part entière de la politéia. La seconde confère au citoyen une compétence universelle, qui s’applique à la fonction gouvernementale, législative et juridictionnelle à la fois . Les «autorités» n’exercent en principe qu’une fonction exécutive secondaire stricto sensu, ou administrative.
Dans la démocratie modérée, la (re-)distribution se fait soit à travers la participation au processus économique – auquel cas le travail salarié ne dιbouche pas sur la notion de dépendance, puisque le travailleur décide lui-même, en tant que «molécule» ou composante de la politéia, de son engagement – soit de façon cumulative à travers la participation aux «instances» représentatives. Dans la démocratie radicale, le rejet du travail (dépendant) est total, le travail lui-même étant considéré comme une contrainte et remplacé par le travail politique. Le citoyen idéal, proprement démocratique, est celui qui «mène sa vie comme il l’entend… d’où le projet de n’être gouverné absolument par personne» . En ce sens, le citoyen jouit d’une pleine liberté individuelle, sociale et politique, c’est-à-dire d’une entière autonomie. Il est littéralement hétairos, actionnaire à part égale et non pas simple membre de la société. Le principe de la majorité cesse d’être le principe fondateur du pouvoir; il ne constitue plus l’instrument virtuel et durable de la légitimation des agents du pouvoir, non plus qu’il ne définit des relations de hiérarchie. Il intervient dans l’exercice de la compétence universelle du corps social, et donc dans le processus de prise de décisions dont il est le lieu. C’est pourquoi il n’oblitère pas le statut d’autonomie globale du citoyen.

Citoyenneté et typologie cosmosystémique: la citoyenneté statocentrique

Nous avons pu constater que la citoyenneté est inhérente à la nature anthropocentrique du «devenir social» et, par extension, au type de la politéia. Mais le «devenir social» ne constitue pas des entités sociales isolées et autarciques existant et évoluant indépendamment d’un environnement géo-social plus large. Toute entité sociale fait partie intégrante d’un tout géo-social régi par des données constitutives communes . C’est ce tout que nous appelons cosmosystème . Le cosmosystème anthropocentrique est la résultante cohérente de paramètres dont la nature et le fonctionnement définissent sa particularité. Cependant ces paramètres ne se développent pas de manière uniforme dans l’espace, c’est-à-dire que le noyau de l’avant-garde protogénétique dudit cosmosystème se différencie de sa partie ordinairement la plus importante et plus ou moins assimilable à sa périphérie. La configuration des systèmes politiques au niveau de la cité et, par extension, les expressions morphologiques de la citoyenneté se conforment à cette différenciation.
Le citoyen se définit essentiellement dans la société de la cité comme un sujet collectif. La cité quant à elle se présente comme le foyer fondamental de l’accomplissement anthropocentrique de l’individu. Dans l’environnement inter-étatique l’individu n’existe, de par sa place, qu’en qualité de citoyen d’une cité déterminée. Cette qualité peut éventuellement lui donner le droit de jouir d’une élémentaire reconnaissance anthropocentrique. Mais en dehors de la cité, le citoyen est « a-patride », a-polis, c’est-à-dire étranger.
Dans ce cadre, la morphologie de la citoyenneté entretient un rapport étroit avec le processus de protogénèse anthropocentrique globale ou d’accomplissement de la société quelle qu’elle soit. Le simple citoyen relève de la période anthropocentrique première de la cité, au cours de laquelle se mettent en place les composantes individuelles fondamentales de la liberté. Le citoyen à part entière n’apparaît qu’en phase d’accomplissement anthropocentrique, laquelle coïncide, comme nous l’avons vu, avec la société politique et la démocratie.
La question qui se pose ici est celle de savoir si une citoyenneté plurielle peut se développer dans le cadre de l’État, et en particulier une citoyenneté supra-étatique ou, pour mieux dire, cosmosystémique. La structure de la citoyenneté interne dépend du degré d’accomplissement anthropocentrique de la société et par conséquent de la latitude d’affirmer sa différence (géographique, culturelle, etc.), d’articuler politiquement ses identités, quelles qu’elles soient. La citoyenneté unidimensionnelle est celle de la période anthropocentrique primaire, où le système politique se conforme au principe de souveraineté du pouvoir central. L’autonomie du « différent » est a priori exclue, parce qu’elle renvoie à une tradition centrifuge issue du despotisme contre lequel l’ère nouvelle réagit et, partant, parce qu’elle fait figure de menace pour l’«unité» de la cité . L’identité n’est reconnue comme génératrice de citoyenneté que pour l’entité culturelle politiquement dominante. Elle ne constitue donc pas un motif justifiant la légitimation d’une citoyenneté autre ou à la rigueur parallèle. Les identités non dominantes n’ont en principe pas droit à une définition politique: elles n’ont accès qu’à une différenciation culturelle non institutionnelle ou conditionnelle (principe de la minorité) . La différenciation identitaire ne commence à acquérir une certaine dynamique qu’une fois opéré le passage à la seconde période statocentrique, celle de la souveraineté relative, qui laisse une certaine latitude à l’articulation de l’identité, soit à la libre expression du « différent » par l’autorégulation politique.
La citoyenneté cosmosystémique suppose l’émergence d’un sujet politéien à un niveau supra-étatique, voire cosmosystémique. De par sa nature, comme nous l’avons dit, la citoyenneté est fonction de la définition socio-politique de l’individu, dont nous avons constaté qu’elle a pour base la cellule sociale première de la cité. Nous pouvons donc admettre que la question de citoyenneté cosmosystémique ne se pose pas tant que le cosmosystème lui-même traverse sa période statocentrique, c’est-à-dire tant qu’il est essentiellement considéré comme l’articulation des États qui le composent.
Il s’agit dans ce cas de savoir si l’on peut envisager l’hypothèse d’une évolution de l’anthropocentrisme dans le sens du dépassement du statocentrisme et, partant, de la mise en place d’une composante politéienne post-étatique au niveau du cosmosystème global. La question, comme d’ailleurs celle de la citoyenneté simple évolué et de la pleine citoyenneté, est d’autant plus difficile à traiter qu’elle ne se situe par au cœur de la problématique actuelle.
En effet, d’après la typologie de la citoyenneté que nous avons suggérée plus haut, le monde moderne traverse le stade primaire de la construction anthropocentrique, auquel correspond la citoyenneté simple. Dans l’environnement de la cité, le citoyen s’appuie sur la liberté individuelle et fonde son statut social et son système de valeurs sur le travail , dont la garantie et la définition institutionnelle constituent la condition sine qua non de sa fonction sociale. La question fondamentalement d’actualité qu’est l’«objectivisation» du droit et de l’application de la justice (l’État de droit) demeure ouverte; et sur le plan politique, ce n’est que durant le XXe siècle que l’on a vu se consolider le suffrage universel, ou autrement dit la citoyenneté simple, dont la vocation essentielle est de légitimer les instances politiques . En tant que système politique, la représentation affirme le principe de l’autonomie du pouvoir, avec pour fer de lance la doctrine de la dichotomie entre société et politique. Le concept de société civile admet que le citoyen ne constitue pas un corps politéien en tant que tout et que son intervention dans la politique ne peut être qu’indirecte, soit par le truchement de représentants et plus précisément de groupes destinés à faire pression sur le pouvoir politique pour qu’il consente à leurs choix.
Le citoyen est en principe un “ayant droit” de la politique; mais il ne l’est ni nécessairement ni totalement, car le pouvoir politique se réserve le droit d’invoquer des principes tels que l’intérêt général ou public, l’intérêt de la nation, etc., afin de préciser sa finalité et, par extension, de justifier son autonomie. Les agents du pouvoir, les forces politiques et, dans un certain sens, le lobbying – sont quasiment les seuls “tenants” de la fonction politique. Dans tous les cas de figure, la politique s’avère un droit, non une liberté, et encore moins un bien. De sorte que le citoyen n’est citoyen à proprement parler que sur le plan individuel et social – en tant que membre de l’État -, ne l’étant qu’à titre accessoire en tant que membre de la politéia. Le personnel politique se situe quant à lui au-dessus de la loi ; il ne rend les comptes de sa gestion politique que dans le contexte électoral, cette gestion politique n’étant pas du ressort de la justice, laquelle n’est elle-même qu’une instance administrative et n’a d’autre responsabilité que le fonctionnement de l’ordre juridique établi.
Ainsi donc, le monde anthropocentrique moderne ne permet, dans l’état actuel des choses, de parler de la seconde forme de citoyenneté simple – et a fortiori de la pleine citoyenneté et de la perspective d’une citoyenneté cosmosystémique. Le système est en effet strictement statocentrique, fondé sur le principe de la souveraineté de l’Etat à l’intérieur comme dans les relations interétatiques. La “mondialisation” annonce simplement une phase plus évoluée du statocentrisme selon les deux axes suivants: la pénétration des paramètres du cosmosystème anthropocentrique dans la totalité de la planète, avec l’intégration de régions qui, jusqu’à une date récente, vivaient d’une manière ou d’une autre leur passé despotique; et l’émergence de certains des paramètres cosmosystémiques, l’économie et la communication notamment, constitués en une instance parallèle, supra-étatique, alors même que la politique demeure un système confiné dans le cadre de l’État .
Reste le précédent historique. Le point de vue dominant prétend que l’ère moderne ne se prête pas à une comparaison avec le passé en raison de sa nature, de son échelle et naturellement de sa complexité . Mais il nous semble que formuler ainsi la question revient à déplacer le centre du problème et qu’en tout état de cause, il est préférable d’examiner les éventuelles manifestations historiques du phénomène envisagé, à savoir la citoyenneté, et d’y puiser les éléments de base de notre problématique.
La citoyenneté est en effet le produit de la cité grecque. Ce qui laisse supposer qu’y étaient réunies les conditions anthropocentriques nécessaires à la genèse de la liberté conçue comme le substrat de l’individu, et à l’approche de la cité dans une logique hétairique. Le fait que le concept de citoyenneté a été re-découvert par l’Europe moderne à travers la littérature grecque , avant d’être institutionnalisé, ne rend en rien caduque la vérité historique, non plus qu’il ne remet en cause le caractère primaire de la citoyenneté moderne. Il s’agit par conséquent d’examiner le contenu de la citoyenneté grecque et de voir dans quelle mesure les autres formes de citoyenneté, dont la citoyenneté cosmosystémique, sont présentes dans l’exemple hellénique.
Si la citoyenneté est née dans la cité grecque, c’est parce que la cité grecque a su réunir, pour la première fois dans l’histoire, les conditions anthropocentriques permettant de concevoir l’individu en termes de liberté. En conséquence, ce qui différencie l’hellénisme du reste du monde antérieur, contemporain et postérieur – jusqu’aux temps modernes – c’est sa nature anthropocentrique. Anthropocentrisme contre despotisme: c’est la constante qui caractérise la relation de l’hellénisme avec le monde “barbare”, selon l’expression en usage chez les Grecs.
Cependant, l’approche de l’hellénisme sous l’angle de la causalité ethnocentrique du monde moderne a non seulement rendu difficile la compréhension de sa nature anthropocentrique profonde, mais aussi abouti à des malentendus historiques, épistémologiques et méthodologiques irréversibles. En effet, l’hellénisme s’est historiquement constitué non pas comme un État-nation – la Grèce n’existe que comme la définition géographique de son espace métropolitain – mais comme un cosmosystème complet , le premier cosmosystème de type anthropocentrique, et l’unique jusqu’à l’époque moderne .
L’anthropocentrisme moderne est à tout point de vue une projection ou un avatar du cosmosystème grec. La différence est essentiellement une différence d’échelle. Il semble néanmoins que, pour des raisons que nous ne pouvons analyser ici, l’acquis anthropocentrique grec (les libertés, etc.), n’ait pas été assimilé au cours du passage de l’échelle hellénique – la petite échelle, à l’échelle ethnocentrique – la grande échelle. De sorte que le monde moderne semble réellement partir de zéro en matière d’anthropocentrisme .
Le cosmosystème anthropocentrique grec a réalisé un parcours complet qui s’articule en deux périodes typologiques: la période statocentrique et la période méta-statocentrique ou œcuménique. La période statocentrique, qui commence à l’époque créto-mycénienne, s’achève, pour l’hellénisme égéen, au IVe siècle, et pour l’hellénisme occidental, un peu plus tard, avec Rome. L’étape œcuménique, qui trouve son aboutissement politeien à l’époque byzantine, survivra dans l’essentiel de ses parametres jusqu’au seuil du XXe siècle .
La citoyenneté semble suivre pas à pas l’évolution typologique du cosmosystème hellénique. C’est certainement vrai en tout cas des changements internes survenus au cours de chacune des périodes envisagées . On voit d’abord naître le concept de citoyen de la cité, associée au système censitaire, c’est-à-dire au droit de vote électoral. Le passage de la citoyenneté informelle (simple appartenance à l’État) à la simple citoyenneté (participation à la politéia) s’opère à l’époque des législateurs, où l’on introduit le principe du suffrage universel. Solon (640-558 av.J.C.) est considéré comme le premier à avoir consacré le suffrage universel et de surcroît imposé la participation politique comme une obligation, afin de modifier les rapports de force . L’époque des législateurs coïncide avec une évolution plus générale dans le cadre de la cité: c’est le moment où se met en place le processus de mise en place des fondements de l’anthropocentrisme. La priorité est l’«objectivisation» du droit et de l’application de la justice: l’un et l’autre sont confiés à la compétence d’un agent tiers, l’État, qui peu à peu s’autonomise pour prendre la forme d’une entité politéienne .
Vers la même époque, comme l’observe Aristote, l’égalité devant la loi apparaît comme une condition nécessaire mais non suffisante de l’affirmation anthropocentrique de l’individu, laquelle requiert aussi son émancipation sociale. L’étape du projet social apparaît soit révolutionnaire (partage égal des terres, etc.) soit réformatrice (mesures de soutien à la propriété individuelle, assistance sociale, etc.) . Le système politique de cette période se distancie de la classe des propriétaires fonciers pour se situer «au milieu», en ce sens qu’il recherche d’ordinaire sa légitimation électorale par l’ensemble du corps social . Ce système politique, plus connu sous le nom d’aisymnétie , du nom donné au chef élu pour une période donnée, est un système représentatif, personnalisé, et le pouvoir politique est souverain. L’aisymnète étant au-dessus de la loi, il n’encourt pas de responsabilité pour son action politique. En revanche, il est en principe soumis à la compétence juridictionnelle de la justice pour ce qui est de sa vie privée . Le système de valeurs de l’époque est centré sur la propriété et le travail. Aristote nous apprend que le chef révolutionnaire social «libère aussi les femmes», ce qui laisse entendre que la valeur sociale du travail et les besoins de la chrématistique ont pu créer une dynamique d’inégration autonome du sexe féminin dans le processus économique .
Le système politique représentatif de l’aisymnétie se situe plus ou moins dans l’intervalle qui sépare Dracon de Solon, période au cours de laquelle s’effectue le passage du régime censitaire au suffrage universel, puis à la citoyenneté simple. Mais l’époque inaugurée par Solon semble déjà déboucher sur une forme plus évoluée de citoyenneté simple; en effet, nous savons que le démos, outre les élections, assumait aussi le contrôle (la responsabilité politique) des archontes et possédait une compétence juridictionnelle de deuxième degré, laquelle appartenait auparavant, de même que l’exercice de la justice dans son ensemble, à des institutions autonomes de l`Etat (Aréopage, Archontat, etc.) .
En tout état de cause, la seconde période de la citoyenneté simple se situe entre l’aisymnétie et la réforme de Clisthène (510 av.J.C.). Le pouvoir politique représentatif devient collégial , ses compétences sont restreintes et son mandat raccourci, tandis que le démos acquiert des compétences de plus en plus larges sur le plan politique et juridictionnel. La justice se transforme dès Solon: elle cesse d’être une fonction autonome au sein de l’administration de l’État pour devenir en partie politique et échoit au démos . La politique fait l’objet de deux évaluations distinctes, la première portant sur sa finalité (principe de responsabilité politique), la seconde sur sa justesse (principe de la responsabilité juridictionnelle). L’homme politique est responsable devant la justice, laquelle est rendue par le démos, s’il considère que ses intérêts ont été lésés.
La pleine citoyenneté est atteinte à partir du moment où la compétence fondamentale, puis la compétence politique universelle, passe au démos. La période de transition, qui s’opère entre la fin du VIe et le IVe siècle, est particulièrement intéressante. Elle couvre, comme nous l’avons déjà laissé entendre, un éventail global de libertés fondées sur le rejet du travail (dépendant) au profit de l’idéologie du loisir .
Ce changement, tout comme l’ensemble de l’évolution sociale et politique, n’est pas le fruit d’un simple travail intellectuel: il résulte du développement progressif de tous les paramètres du cosmosystème hellénique. La convergence de conditions telle que l’échelle cosmosystémique – la petite échelle de la cité, etc. – et des changements économiques, notamment la chrématistique qui s’appuie sur «l’esclavage marchandise», s’avère à ce titre d’une importance déterminante . La première période post-«féodale» est marquée par une relative valorisation du travail salarié ou dépendant dans le contexte chrématistique, nettement préférable à la condition antérieure du servage rural. Mais il ne tarde guère à être méprisé, en particulier à partir du moment où commence à se manifester le phénomène de l’«esclavage marchandise», c’est-à-dire l’offre d’une main-d’oeuvre bon marché fournie à la chrématistique par des immigrés économiques, qui sont de plus en plus nombreux à fuir la «périphérie» – surtout – despotique du cosmosystème hellénique. Bien avant de prendre la forme d’un «contrat» – lequel demeure dans la cité grecque extrêmement lâche et entouré de fortes garanties institutionnelles -, la notion d’« esclave marchandise» se définit par la dépendance vis-à-vis d’un employeur privé du travailleur, à qui n’est pas reconnu le statut de citoyen. L’«esclave marchandise» ou, en d’autres termes, le travail salarié extra-politéien, s’avère un facteur déterminant du passage de l’idéologie du travail à celle du loisir . Mais avant même de devenir une variable axiologique, il influe directement sur le processus économique. L’idéologie du non-travail ou du loisir se construit progressivement en même temps que le rejet des citoyens par le processus économique de la cité. Le rejet du travail (des citoyens) finit nécessairement par soulever la question de la (re-)distribution du produit économique. Il semble que la politéia démocratique ait très tôt été appelée à donner une solution au problème qui se double sans doute d’une tendance générale à l’urbanisation et au développement de l’économie chrématistique . Mais dès la fin du Ve siècle, la question de la (re-)distribution politique du produit économique occupe une place fondamentale dans la problématique de la démocratie, puisque le salariat politique y est introduit comme une pratique quotidienne .
En tout état de cause, la citoyenneté ne s’attache plus comme par le passé à établir ses fondements sociaux (lutte des classes pour la propriété ou pour protection du travail et, à travers lui, la re-distribution des ressources économiques); elle se cristallise autour d’un projet essentiellement politique qui est le corollaire d’une conception globale de la liberté. L’enjeu, à l’ère de la démocratie, n’est pas social, mais politique. Il n’oppose pas la classe des thètes (soit grosso modo le proletariat) à celle des propriétaires fonciers ou des bourgeois, mais le démos tout entier – qui aspire à la (re-)distribution du bien social par le travail politique et conçoit la politique en termes de liberté – aux adversaires de cette cause. C’est la raison pour laquelle la remise en question des fondements de la citoyenneté et le rappel de la cause censitaire par la classe oligarchique ont occupé une place si déterminante à l’époque classique .

Citoyenneté et typologie cosmosystémique: la citoyenneté cosmopolitéienne ou oecuménique

La transition du statocentrisme à l’œcuménè est la conséquence d’une longue transformation des paramètres du cosmosystème qui ont acculé le statocentrisme à l’impasse, engendrant la dynamique de son dépassement . On passe d’abord à la constitution cosmosystémique de l’économie et de la communication, mais aussi, en un certain sens, de la dynamique politique, tandis que le processus politique continue à fonctionner dans le contexte politéien de la cité. En tant qu’expression typologique du cosmosystème hellénique, l’œcuménè se distingue précisément par la restructuration et le développement des paramètres anthropocentriques au niveau supra-étatique et même cosmosystémique. Cette nouvelle réalité se concrétise par la mise en place d’une instance politéienne à prétention cosmosystémique, qui entreprend d’harmoniser l’ensemble des paramètres procédant de sa dynamique. L’œcuménè se traduit sur le plan politique par le concept de cosmopolis, expression de la constitution du monde anthropocentrique en une seule cité. La cosmopolis symbolise justement la période post-étatique ou œcuménique du cosmosystème anthropocentrique.
Le passage à l’œcuménè du cosmosystème hellénique s’effectue en deux étapes. La première, avec Alexandre (356-323 av.J.C.), couvre la péninsule grecque et l’Asie Mineure, y compris le pourtour du Pont-Euxin (mer Noire). La seconde, avec Rome, s’étend jusqu’aux cités occidentales du cosmosystème grec. Ces deux phases s’accompagnent d’une expansion de l’anthropocentrisme grec aux dépens du cosmosystème despotique, expansion qui tendra à l’assimiler. Sous sa forme œcuménique, le cosmosystème grec subsistera jusqu’à l’aube du XXe siècle. Byzance en est l’expression la plus aboutie, avec une relation entre politéia métropolitaine et cités des plus équilibrées.
La politéia de l’œcuménè hellénique, que l’on pourrait par convention appeler cosmopolitéia – d’après la cosmopolis – constitue un système politique à plusieurs niveaux où la cité coexiste avec un système politéien central, la métropole, lui-même formé sur le modèle de la cité. La cité demeure le noyau politéien constitutif du cosmosystème grec, en l’occurrence de la cosmopolitéia; elle conserve toute son autonomie politique interne, ainsi que les compétences fondamentales qu’elle possédait en tant que cité-État . La métropole se constitue en politéia autonome, tout en se présentant comme le système politique global de l’œcuménè. Les institutions spécifiques qui incarnent ou symbolisent l’entité de l’État cosmosystémique global relèvent en fait de la compétence de la politéia métropolitaine. Bien que la relation de la métropole à l’ensemble du système des cités accuse nécessairement une évolution morphologique dans le temps, la cosmopolitéia demeure jusqu’au bout une cité subsidiaire au sein de l’œcuménè. La cité représente toujours l’élément constitutif de la cosmopolitéia et la cellule anthropocentrique par excellence du citoyen. La cosmopolitéia est en définitive l’expression d’un type de sympolitéia adapté aux conditions du cosmosystème global.
Dans le cadre de la cosmopolitéia, la citoyenneté revêt plusieurs formes. La citoyenneté de la cité, demeure fondamentale pour l’individu et pour sa qualité de membre de l’ensemble de la cosmopolitéia. Mais le citoyen de la cité est aussi reconnu comme citoyen des entités intra-politéiennes et périphériques qui composent sa cité ou dans lesquels elle s’inscrit. Enfin, son appartenance à la cité fait de facto de lui un cosmo-polite, citoyen de la cosmopolitéia, citoyen de l’œcuménè .
Cette nouvelle citoyenneté supra-étatique ou cosmopolite se maintient jusqu’au terme de l’œcuménè byzantine. La citoyenneté de la cité demeure essentiellement soumise à la réalité politéienne interne. Le citoyen dépend de l’ordre politéien de la cité à laquelle il appartient et avec laquelle il conserve, tout comme pendant la période statocentrique, une relation hétairique correspondant au type de politéia en vigueur. Le citoyen d’une cité, qui est de ce fait en même temps un cosmo-polite, n’est pas automatiquement reconnu comme citoyen dans l’ordre politéien des autres cités de la cosmopolitéia. Enfin, il convient de préciser que l’organisation censitaire de la cité (dans le cas de l’oligarchie par exemple), qui réduit une partie de la population à la condition de citoyen informel, ne prive pas l’individu de sa qualité de citoyen du cosmos.
Nous retiendrons cette précision à la fois pour sa valeur générale qui est déterminante dans l’observation de l’évolution du concept de citoyenneté dans le cadre de l’œcuménè méta-statocentrique. En effet, comme nous l’avons déjà souligné, le passage à la phase œcuménique du cosmosystème grec ne prive pas la cité de son autonomie politéienne. Les changements survenus dans les paramètres du cosmosystème se sont opérés de manière progressive, sans incidences sur son fondement, sur ses éléments constitutifs ou sur les constantes de son orientation idéologique et politique. La nature de la citoyenneté demeure par conséquent liée au type de politéia imposé à la cité par la structure et la dynamique économiques et sociales internes. Il est intéressant de noter, à cet égard, que les systèmes politiques de la période statocentrique, parmi lesquels la démocratie, se sont maintenus dans les cités pendant toute la durée de l’œcuménè, juqu’à la veille du XXe siècle . La démocratie – comme l’oligarchie, la représentation collégiale ou la reprιsentation personnalisée – n’a donc pas été le régime politique de deux siècles d’histoire, comme on se plaît à le penser, mais une constante du cosmosystème hellénique, une réalité inaltérée pendant 2500 ans, jusqu’à l’œcuménè comprise. Mais ce qu’il convient de souligner ici, c’est moins la durée que la constance dont la démocratie fait preuve dans ses formes pendant tout au long de l’œcuménè grecque, notamment pendant la période byzantine et post-byzantine, où elle croise dans son parcours le processus européen occidental du rejet du cosmosystème despotique et du passage à l’anthropocentrisme. Dans la cité de la période ottomane, la démocratie conserve l’assemblée générale du peuple, tandis que les autorités sont par définition éligibles pour une période de six mois à un an, collégiales, quotidiennement contrôlées, librement révocables et dotées de compétences limitées. Les décisions dans le collège des représentants sont prises à l’unanimité, le principe de la majorité n’étant valable que pour l’assemblée du peuple .
Cependant, pendant la durée de l’œcuménè, on assiste au moins à trois changements majeurs, qui sont déterminants pour l’approche du concept de citoyenneté et sa corrélation avec la liberté. Le premier touche à la relation de la liberté avec le travail et la (re-)distribution du produit économique. Le deuxième est liée à la façon dont évolue l’esclavage et plus précisément à son rôle de vecteur du processus économique. Le troisième enfin concerne la structure interne de la métropole et ses implications sur la question de la citoyenneté cosmosystémique.
Nous avons vu plus haut que la pleine citoyenneté dépend d’une approche de la liberté incompatible avec le travail dépendant. Nous avons également constaté que pendant la période statocentrique, le problème a été résolu par la consécration du travail politique, qui a permis au citoyen de participer à la (re-)distribution du produit économique (et social en général).
L’une des premières mesures prise par la cosmopolis est de détourner les citoyens de (re-)distribution politique à laquelle sont imputables les rivalités intra-politéiennes et interétatiques. Cette initiative prive le principe démocratique – et donc la citoyenneté – d’une composante fondamentale de la liberté, puisqu’elle rétablit le travail dans son rôle de mesure de (re-)distribution du produit économique. Mais si le travail est réintégré dans le système des valeurs – du moins dans le système qui a prévalu dans l’œcuménè – la dépendance ne redevient pas l’élément constitutif de sa relation avec le capital ou le patronat: le travail dépendant ou salarié continuera en effet jusqu’à la fin – jusqu’à l’aube du XXe siècle – a être rejeté comme une atteinte à la liberté sociale et, par voie de conséquence, à l’autonomie globale de l’individu . La solution du problème réside dans la constitution politéienne de la relation de travail et du capital ou du patronat, dans l’application en l’occurrence du concept de partenariat au processus économique: soit sous la forme d’une hétairie entre le travail et le travail, soit sous celle d’une hétairie entre le travail et le capital. Le phénomène corporatif constitue précisément le cadre du fonctionnement de la citoyenneté dans le contexte du travail, en même temps que la base de la citoyenneté politique dans la cité .
Le deuxième changement fondamental concerne la réduction progressive de la place de l’esclavage dans le processus économique de l’œcuménè grecque. Comme il ne nous est pas possible d’examiner ici les causes de cette évolution, disons simplement que le divorce forcé entre travail politique et (re)distribution économique – laquelle est replacée dans le contexte économique – accélère le processus d’association en hétairie du travail et du capital. Ajoutons aussi que l’élargissement du cosmosystème hellénique aux dépens du despotisme asiatique, et en particulier la politique systématique de son assimilation anthropocentrique, ouvre des horizons nouveaux à l’action économique des Grecs des cités. C’est là, dans l’œcuménè, qu’ils cherchent désormais la plus-value économique à laquelle ils pensaient auparavant ne pouvoir accéder dans des conditions de liberté que par la (re-)distribution dans le cadre de la cité. Bien que cette dynamique ait été interrompue, notamment pendant la première période, la période despotique de l’imperium romain, le processus visant à désolidariser l’économie chrématistique de l’esclavage est repris et achevé par Byzance .
La corporation vient donc remplacer le salariat politique dans son rôle de garant de la liberté globale d’abord, puis de la pleine citoyenneté, cette fois dans des conditions d’intégration du travail dans le système des libertés. A ce projet adhèrent également les couches sociales qui échappent peu à peu au régime de l’esclavage, puisqu’après Rome, on voit reculer l’approche statutaire de l’esclavage qui se redéfinit sur le critère de la dépendance.
Le troisième changement capital concerne le système politique de la métropole. Comme nous l’avons vu, la métropole reproduit la logique politéienne de la cité. Mais la relation des institutions cosmopolitéiennes avec la métropole, ou, autrement dit, la place de la politéia métropolitaine dans le système politique central de la cosmopolitéia se différencie substantiellement au fil du temps. Depuis l’époque hellénistique, où la royauté finit par devenir héréditaire bien qu’immergée dans le contexte de la métropole et de la cosmopolitéia globale, jusqu’à la période romaine, pendant laquelle l’héritage despotique fait place à l’appropriation impériale, le concept de citoyenneté cosmosystémique reste comparable à celle de la période statocentrique primaire. Le citoyen de la cité (dans laquelle cependant nous avons vu que la citoyenneté continue à dépendre étroitement du type de politéia en vigueur), en tant que citoyen du cosmos, est essentiellement membre de l’ « État » de l’œcuménè. Il est un fait, nous l’avons vu, que le système politique de l’œcuménè, la cosmopolitéia, s’inscrit dans la catégorie de la sympolitéia et s’appuie par conséquent sur l’articulation de l’ensemble des cités, de leurs regroupements particuliers (corporations, paroisses, sympolitéiai périphériques, etc.) et sur la métropole, y compris les institutions qui sont destinées à l’exercice de la fonction gouvernementale directe (le roi, etc.). Mais la citoyenneté ne fonctionne en réalité qu’au niveau de la cité et de ses regroupements éventuels. Le système politique central, et plus concrètement les institutions gouvernementales directes de l’œcuménè, qui constituent autant d’instances politiques de la Cité reine, reviennent par là même en principe à la compétence de ses citoyens. Cela n’empêche pourtant pas les citoyens des autres cités d’accéder aux institutions gouvernementales de la cosmopolitéia. Mais dans ce cas, leur légitimation passe obligatoirement par la politéia métropolitaine dans laquelle, en dernière analyse, s’inscrivent ces institutions.
Pendant la période byzantine, le système politique de la métropole change de manière substantielle. Le système appliqué par Rome, système de classes consacré par la loi résultant de sa nature despotique, est supprimé. La structure sociale de Constantinople revient aux normes de l’anthropocentrisme grec, en ce sens qu’elle se définit selon la dynamique de l’économie chrématistique. Une dynamique que le cosmosystème anthropocentrique ne connaîtra plus sous une forme aussi développée, à l’exception d’Alexandrie peut-être, jusqu’à l’époque moderne. Ce fait, conjugué au rôle de paramètre politéien central de l’œcuménè hellénique joué par la métropole, permet d’expliquer toute une série de caractéristiques et de manifestations de la cosmopolitéia byzantine. Nous n’en évoquerons que la plus importante, à savoir la forte logique urbaine et bourgeoise qui préside au fonctionnement et aux politiques de l’État byzantin et qui se situe clairement au-dessus de la moyenne de l’œcuménè, en ce qu’elle résulte de la composition sociale des institutions de la métropole. Le roi est appelé à gouverner suivant la dynamique, essentiellement, que lui dicte la Cité reine à l’hippodrome et naturellement au (nombreux) sénat. La politéia de la Cité reine tient une place capitale dans le système politique central. Dans ce contexte, chaque citoyen membre de la cosmopolis, indépendamment de sa place sociale, est habilité à être élu aux instances les plus élevés de la hiérachie du pouvoir. Toutes les professions ont accédé à l’échelon suprême de cette hiérarchie, à savoir le pouvoir royal: changeurs, paysans, militaires, sans oublier les femmes. C’est pourquoi la royauté a toujours été élective et toujours contrainte de solliciter la légitimation de ses choix auprès des institutions de la métropole. Le mandat à vie ne signifie pas que le peuple ou le sénat renoncent à exercer leur droit de contestation (et de revendication) et à exiger la révocation dudit mandat ou le contrôle de la politique du roi . Ce rôle important du peuple métropolitain dans le système politique central de la cosmopolitéia byzantine explique d’ailleurs aussi le fréquent rappel de l’argument oligarchique de l’époque statocentrique classique contre la foule, le démos, qui vit généralement dans l’« oisiveté» en se contentant de jouir des prestations de «l’État». Ainsi donc la citoyenneté métropolitaine est-elle rétablie à Byzance selon le modèle du système des cités et adaptée aux conditions particulières de son double rôle. Le citoyen de la Cité reine jouit lui aussi d’une citoyenneté plurielle: citoyen de la métropole (et de ses divers regroupements), il est aussi en conséquence citoyen de la cosmopolitéia centrale, et cosmopolite.
La chute de Constantinople replonge le système politique central de l’œcuménè anthropocentrique grecque dans le despotisme. Mais si le cosmosystème hellénique est de nouveau acculé à un compromis historique, cette fois avec le despotisme ottoman, ses autres composantes anthropocentriques demeurent, dans la logique de l’économie chrématistique et du système des cités. Il est intéressant de noter que pendant les deux premiers siècles de la “réorganisation”, on assiste à un élargissement des fondements du système des cités et de leur base démocratique; à partir du XVIIe siècle, on assiste même à un essor impressionnant issu du système des cités et, comme nous l’avons déjà constaté, des mêmes paramètres politéiens (la démocratie, l’oligarchie, etc.) que ceux qui lui ont permis de réaliser son parcours historique.
Le processus de décomposition du cosmosystème grec dans son espace vital historique commencera au lendemain de l’échec de l’entreprise de reconstitution de la cosmopolitéia centrale – en 1821 -, et s’achèvera un siècle plus tard, en 1922 . Il est toutefois particulièrement intéressant de souligner finalement qu’au moment même où l’on s’attache en Europe occidentale à cerner l’idée de citoyenneté simple – qui ne prendra finalement forme qu’un siècle plus tard – on s’efforce au sein de l’œcuménè grecque de rétablir l’idée de citoyenneté vivante dans la cité au niveau d’un système politique central de type cosmopolitéien. On envisage autrement dit une citoyenneté à la fois politéienne et cosmopolitéienne, écartant le dilemme ethnocentrique.

Conclusions

La citoyenneté constitue une notion complexe, qui entretient une relation dialectique avec la liberté et reflète le degré de statut hétairique établi entre l’individu et la société constituée en politéia. Elle est donc une composante inhérente à la société anthropocentrique et est liée à son évolution typologique. Aborder le phénomène sur le plan historique, par le biais de l’exemple du cosmosystème hellénique qui a accompli un parcours global, du statocentrisme à l’œcuménè, de systèmes à pouvoir autonome dans les sphères sociale et politique à la démocratie, permet non seulement de faire apparaître son originalité, mais aussi d’ouvrir la voie d’une relativisation de l’optique moderne de l’histoire et, par extension, d’une connaissance de soi plus large.
En fait, le passage de la petite échelle – hellénique – à la grande échelle – ethnocentrique – du cosmosystème anthropocentrique, encore qu’il constitue en lui-même un progrès catalyseur, s’est opéré, nous l’avons dit, ex nihilo. Il est certain que la chute de Constantinople a oblitéré la perspective d’une transition ou même d’une transmission horizontale de l’anthropocentrisme grec. Par ailleurs, le transfert des composantes du cosmosystème grec sur le continent européen ne pouvait se faire que moyennant l’abandon de son acquis idéologique et politique (système de libertés, etc.), puisqu’aucun modèle cosmopolitéien ne présidait au changement et que la tradition féodale de l’Europe, dans les conditions où s’est faite son intégration anthropocentrique, rendait impossible leur assimilation. Par conséquent, dans la mesure où l’Europe de l’Est s’est trouvée plongée dans le despotisme étatique , et où l’Europe de l’Ouest s’est éloignée des conceptions œcuméniques de l’anthropocentrisme pour fonder les bases de la grande échelle cosmosystémique, il était naturel que la modernité cherche son modèle dans le précédent statocentrique de la cité grecque, voire dans ses tout débuts .
Considérer la citoyenneté simple de notre époque et, par extension, la société civile et le système politique de la représentation qui l’incarnent comme plus achevés, comparés à la période correspondante de la cité-État, n’empêche pas d’y voir des ordres de grandeur qu’on ne peut comparer avec la pleine citoyenneté de la démocratie ni même à celle de l’œcuménè post-étatique ou cosmopolitéienne.
Cette rétrospective comparative permet d’autre part de cerner la citoyenneté à la charnière entre l’époque industrielle classique et la société technologique et d’en envisager les perspectives. Tout semble en effet indiquer que l’on s’oriente pour l’individu vers un statut de liberté et d’hétairie capable de promouvoir des formes plus avancées de citoyenneté dans le contexte d’une deuxième période statocentrique, autrement dit dans le cadre des systèmes de souveraineté relative du pouvoir qu’annonce la dynamique de la reconstitution technologique du devenir social et de la «mondialisation» du cosmosystème anthropocentrique.

- Διατηρείται το δικαίωμα αναδημοσιεύσης του παρόντος άρθρου σε οποιοδήποτε μέσο, με απαραίτητη προϋπόθεση να αναγράφεται η παρούσα ιστοσελίδα και ο συγγραφέας ως πηγή. -

Κοινοποίηση: